Mémoire en balade

Comme tous les matins, Poppie lui faisait la fête.

C’était tous les jours à la même heure à son lever. Elle caressait gentiment cette jolie boule de poils noirs qui était sa seule amie désormais. Sa compagne.

Elle prépara tranquillement et méthodiquement son petit déjeuner, posant tour à tour son bol, une jolie petite assiette qu’elle choisissait tous les jours selon son humeur, simple ou colorée, décorée ou non, en porcelaine ou non…Aujourd’hui ce serait l’assiette au flamand rose, en vinyl.

Ce matin Poppie était particulièrement agitée. Elle devinait sans doute qu’il y avait une jolie promenade en perspective dès que sa maitresse serait prête. Poppie était une chienne affectueuse et sensible, jeune encore et donc pleine d’énergie.

Denise avait effectivement décidé d’explorer un nouveau lieu de promenade avec son amie à quatre pattes. Elle allait pousser jusqu’au canal.

Oui, c’est une bonne idée souriait elle en faisant son plan de la matinée. Nous allons prendre le vélo qui s’ennuie un peu en ce moment, et avec Poppie, le nez au vent suivre les pistes cyclables jusqu’à Aigues Mortes. C’était une jolie matinée de début d’automne. Le soleil encore généreux égayait un ciel bleu où s’étiraient paresseusement quelques stratus.

Denise se prépara, mit le harnais et  fixa la longue laisse souple de sa chienne et hop ! Les voila parties pour une expédition plutôt sportive qui allait changer le rituel quotidien de la balade à la plage ou au lac.

Une demi-heure plus tard, elles longeaient ensemble les marais salants. Denise respirait à pleins poumons l’air odorant salé et, pédalait joyeusement, Poppie courant à ses côtés. Cette balade rompait leur solitude à toutes deux en les emplissant d’une belle énergie.

La piste cyclable, le chemin, longeait désormais le canal maritime et l’on apercevait au loin les remparts de la jolie cité d’Aigues Mortes. Elles décidèrent de concert d’une pause près du petit pont à mi-chemin du but de leur promenade. Denise décida de détacher Poppie pour la laisser gambader à son aise. Personne à l’horizon.

Evidemment la jeune chienne furetait à droite et à gauche et cherchait à descendre dans l’eau. Poppie adorait nager, sauter, jouer dans l’eau à la mer comme en rivière, partageant les gouts de sa maitresse et au-delà. Denise contemplait rêveusement le paysage, l’eau qui cheminait, les cercles formés par quelques poissons farceurs.

Elle fronça les sourcils. Poppie

fouillait avec opiniâtreté de son nez et grattait de ses pattes les herbes près de l’eau. Elle avait trouvé quelque chose. Répondant à ses appels, Denise la vit revenir avec un sac à main dans la gueule.

Un sac, enfin plutôt une pochette en cuir.

Depuis quand ce sac est-il là se demanda Denise, il n’a pas l’air très abimé…elle se permit d’ausculter son contenu et y découvrit une enveloppe blanche. Rien d’autre dans la pochette abandonnée là. Elle prit l’enveloppe, la tourna en tous sens, cherchant un nom, une adresse…rien ! De vieilles photos, voilà ce qu’elle découvrit à l’intérieur.

Poppie essayait de tirer la sangle du sac vers elle pour jouer. Mais Denise était toute à ses pensées, concentrée sur le contenu de l’enveloppe.

Ces photos paraissaient bien anciennes. On aurait dit des années cinquante ou soixante, des photos de famille peut-être ? Enfin, d’après les vêtements portés par ces dames et les voitures…il y a même une enfant qui…Denise réalisa que ces photos auraient pu être prises par ses parents lorsqu’elle était enfant.

  • Hé bien quelle trouvaille dit Denise à Poppie, je me demande bien qui a perdu cette pochette ? perdu ou jeté d’ailleurs ?

Toutes questions auxquelles Poppie ne pouvait répondre bien sûr. Denise scruta le canal en poursuivant son monologue, et reprit les photos en main, les tournant et retournant.

  • Oh ! il y en a une avec une annotation au dos «  les filles et le fils Boyer avril 1938 », un sacré indice, qui montrait qu’elle avait mal situé l’époque au départ.

C’était celle sur laquelle figuraient les deux jeunes femmes et le chien. Au dos de celle avec l’enfant le chiffre 1 tracé à l’encre. Oui, c’était l’époque où l’on écrivait encore à la plume.

Denise regarda la pochette de plus près, se sentant soudain de plus en plus concernée par cette trouvaille. Que faire ? Une pochette en cuir avec juste une enveloppe blanche contenant des photos…ce pouvait être un message. Un message d’appel à l’aide, un message d’adieu ? La personne à qui elle appartenait avait-elle voulu poster des souvenirs de famille? Avait-elle perdu ces images qu’elle avait précieusement rangées et préparées pour les donner peut-être à sa mère, sa grand-mère, ses enfants ?

L’imagination de Denise partait en tous sens.

Pour tromper ses inquiétudes, elle attacha son vélo à la rambarde du pont et, accompagnée de Poppie, elle se mit à suivre lentement le rivage du canal, scrutant les herbes, au cas où d’autres objets auraient été abandonnés par la mystérieuse inconnue au sac de cuir. Elle vit un canot remonter le canal, une de ces embarcations à moteur que l’on pouvait louer à l’heure ou à la demi-journée au port du Grau du Roi. Deux personnes à bord.

Cela lui donna une autre piste de réflexion. La pochette avait peut-être été perdue ou lancée depuis un canot, comme une bouteille à la mer… et même sans imaginer le pire, ces photos manquaient peut-être à leur propriétaire. La promenade lui fit  faire quelques trouvailles hétéroclites, comme un soulier, quelques détritus et vieux papiers.

Dépitée, Denise regarda sa montre et voyant l’heure du déjeuner approcher et comme elle était femme d’habitudes, et que son estomac gargouillait, elle se dit qu’elle devait décider si elle abandonnait la pochette et son contenu  bien en évidence ou si elle l’emmenait avec elle.

Elle enfourcha son vélo et accompagnée de Poppie, elle prit la direction du retour, la pochette aux photos dans le panier devant elle.

Arrivée au niveau du loueur de bateaux, elle s’arrêta, ne vit personne, mais nota le numéro de téléphone inscrit en gros caractères rouges pour les passants.

Elle se dit qu’elle allait faire une petite enquête locale et peut-être mettre une publication sur les réseaux sociaux. Cela ne donnerait peut être rien, mais au moins elle aurait fait quelque chose.

Puis, à la réflexion, chez elle, tout en préparant son déjeuner, elle resta réservée sur cette idée. Elle se sentait dépositaire d’une histoire. Elle ne savait pas encore laquelle mais ne voulait pas la traiter à la légère. Elle posa l’enveloppe sur le coin de sa table de travail, non loin de son matériel de peinture.

Les visages des deux jeunes femmes et la silhouette du petit garçon qui marchait d’un air si décidé lui firent penser à sa propre famille. 1936, c’était avant la seconde guerre mondiale. La mère de Denise avait alors trois ans et son père cinq ans, certainement l’âge de l’enfant de la photo. Ses grands parents étaient jeunes alors.

Aujourd’hui ils étaient tous partis, et les cendres de ses parents dispersées aux quatre vents, à vingt ans d’écart. La mère de Denise était restée veuve et ne s’en était jamais remise.

Denise sortit de ses souvenirs moroses, et après avoir dégusté une délicieuse salade de son jardin agrémentée de croutons frottés d’ail, d’une tomate fraiche et juteuse, d’un œuf mollet et d’une part de pelardon gardois,  elle fit comme d’habitude une petite sieste dans son fauteuil préféré, lisant pour s’assoupir une nouvelle choisie au hasard dans un des recueils qui étaient posés sur le buffet provençal qu’elle avait décoré elle-même trente ans auparavant, peu après son divorce.

Après la sieste, elle revint à la pochette et rouvrit l’enveloppe blanche. Elle posa côte à côte les photos et regarda mieux l’une d’entre elles, celle où figurait un avion au premier plan. On y voyait deux hommes, l’un devait être le pilote. Il souriait à un interlocuteur que l’on distinguait mal sur le côté gauche de la photo. Peut être un père, un grand-père passionné d’aviation, comme l’avait été le père de Denise, qui s’était engagé jeune dans l’armée de l’air.

Elle secoua la tête, se passant la main sur le front. Elle devait arrêter ce cinéma intérieur. Elle avait pourtant l’habitude de la solitude, mais ces photos lui ré ouvraient le cœur et les souvenirs des êtres chers et disparus.

Denise occupa le reste de la journée à faire des croquis pour un projet de peinture et cela absorba, comme toujours, son esprit. Elle feuilleta quelques albums de vacances. Dans un carton, à la cave, étaient encore stockées de vieilles photos de famille dont elle venait d’hériter lors du décès de sa mère. Elle n’avait pas encore eu le courage de les regarder toutes et encore moins de les classer dans des albums. Mais elle y songeait. Que faire d’autre.

Elle pensait aussi parfois à peindre quelques portraits interprétés à sa façon sur fond de paysages camarguais.

Le lendemain matin, elle décida de retourner en vélo au bord du canal et peut-être d’y redéposer la pochette. Après tout, celui ou celle qui l’avait perdue, la cherchait peut être.

L’air était frais ce matin. Poppie était ravie et sauta joyeusement quand elle vit Denise sortir son vélo et l’enfourcher après y avoir fixé la laisse. Elles saluèrent Monsieur le chat qui dormait en rond sur son coussin.

Au petit pont de bois, elles descendirent ensemble au bord de l’eau. Denise avait la pochette en bandoulière et se retint à Poppie pour ne pas glisser dans la pente. Avisant un petit sentier longeant la berge au plus près, elle l’emprunta et déposa la pochette sur un buisson, bien en vue depuis la piste cyclable en haut. Puis, elle continua la promenade le long de l’eau pendant quelques temps.

Poppie s’arrêta soudain, cessant de tirer sur sa laisse qu’elle avait longue.

Denise distingua une silhouette assise dans les joncs.

S’approchant, elle vit qu’il s’agissait d’une personne assise sur un pliant. Peut-être un pêcheur ? Non. Pas de canne à pêche devant elle.

Une vieille dame. Il s’agissait d’une très vieille personne qui leva un beau visage ridé à son arrivée. Au pied de son fauteuil pliant, il y avait un gros sac. Sur ses genoux il semblait y avoir un cahier. Le sol autour d’elle était jonché de photos et d’enveloppes. La vieille dame souriait, le regard perdu vers les flots. De temps à autre, une photo partait dans le courant.

Denise resta un peu à l’écart pour observer la scène. Elle sortit du sac à dos qui ne la quittait pas, un carnet et un crayon et fit un rapide croquis. Son téléphone lui permit de prendre plusieurs photos pour capter la lumière.

Quelques minutes plus tard, elle s’avança enfin.

  • Bonjour, il fait bon aujourd’hui, vous avez trouvé un bel endroit pour vous asseoir, dit-elle pour entamer la conversation.
  • Oh ! Bonjour lui répondit la vieille dame, souriante et le regard un peu vague.
  • N’ayez pas peur de mon chien, elle est très gentille, reprit Denise. Vous en avez des photos, dîtes-moi !
  • Oui, oui, un peu trop justement, murmura la dame. C’est du passé tout cela et je ne sais même plus d’où elles viennent toutes, ces photos…je n’y connais plus personne. Vous en voulez ? je vous en donnerai bien volontiers.
  • Euh…hésita Denise surprise de la proposition…ce sont des photos de votre famille ?
  • Sans doute, dit la vieille dame, mais je ne me les rappelle plus bien vous savez, à mon âge…j’ai eu quatre vingt douze ans la semaine dernière et je viens ici tous les jours. J’aime cet endroit. J’y suis tranquille. Je regarde les photos et parfois cela me rappelle quelque chose, quelqu’un, un lieu où j’ai vécu et cela me fait rire ou pleurer. Je sens mon cœur battre. Ce veut dire que je suis vivante. C’est bien, vous savez. Et si je ne reconnais rien sur la photo, je la mets dans une enveloppe. Regardez : dans mon grand sac j’ai des pochettes et des enveloppes et je les confie à l’eau pour les conduire à la mer qui est proche.
  • Ah, dit Denise, c’est une de vos pochettes que nous avons trouvé, un peu plus haut sous le pont de bois…
  • Sans doute, sourit malicieusement la vieille dame.
  • Quelle drôle d’idée vous avez eue, dîtes-moi. Faites attention de ne pas tomber dans l’eau en repartant avec votre gros sac, vos photos et votre pliant ! s’inquiéta Denise.
  • Ne vous faîtes pas de souci pour moi, tous les jours mon petit-fils m’amène et vient me rechercher deux heures plus tard. Lui, il travaille pour le loueur de bateaux là-bas. Je m’ennuie tellement dans la maison de retraite où j’habite que Martin m’a proposé gentiment de m’emmener avec lui, lors qu’il fait bon. Il ne le dit à personne. C’est notre secret. Vous ne direz rien non plus, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en riant doucement.

Le regard bleu de la vielle dame scruta Denise.

Celle-ci la remercia de sa confiance et lui demanda :

  • Puis-je venir vous tenir compagnie de temps en temps ? j’aime beaucoup cet endroit.

C’est ainsi que Denise, Thérèse  et Poppie passeront un délicieux automne.

Martin viendra chercher Thérèse et restera un peu parfois. Une amitié naitra entre ces êtres autour des photos.

Parfois un héron les observe avec bienveillance rire aux éclats.

Denise aide Thérèse à faire glisser les enveloppes sur l’eau,  puis lui tiens  la main pour réembarquer avec Martin.

Thérèse partira pour toujours au cœur de l’hiver. Au printemps, Denise aidée de Martin, apportera ses propres photos, des aquarelles et son cahier d’écriture. Elle se souviendra encore et encore. Thérèse ne les quittera jamais vraiment.