Son nom est Thomas mais tout le monde l’appelle Tom.
Au bout de la rue déserte il se tient face au mur. Le ciel est aussi gris qu’à l’accoutumée mais il ne pleut pas et une légère brise a séché les toits et le macadam de l’humidité pénétrante du matin. Dans ce coron où il a grandi, où les derniers mineurs disparaissent les uns après les autres, n’ayant joui que d’une trop brève retraite, il connait tous les habitants et il ne veut pas que quelqu’un le surprenne. Il a choisi une heure creuse, il faudra faire vite pour cet acte un peu fou, un peu risqué et Tom étonné par sa propre témérité, savoure pour la première fois les délices de la transgression, une étrange sensation où se mêlent fierté et culpabilité, qui le distingue en ce jour et donne à cette matinée sans éclat un goût nouveau. Son coeur bat.
Ses examens se sont plutôt bien passés et il a dit adieu à son lycée professionnel. Dans quelques jours il accompagnera son père qui le présentera fièrement à toute son équipe. Tom le revoit ce soir-là, de retour du chantier, fatigué, enfermé dans un mutisme inhabituel. Intrigué, il l’avait observé fermer la porte d’entrée, déposer sa glacière dans la cuisine, se défaire silencieusement de son manteau avant de se tourner vers lui pour lui annoncer, en ajustant bien sa voix afin de marquer la solennité de l’instant : « Le patron va embaucher et il a décidé d’attendre ton CAP, ça sera toi, Tom », puis « Si le fils est comme le père, je le prends tout de suite » avait-il déclaré citant son chef, le front haut. Tom ne le décevra pas. Il a eu cette chance d’avoir des parents aimants, chez lui ce n’est pas l’opulence, loin de là, ni le bonheur sans tache, mais les jours se sont écoulés à l’écart des grands drames, même si certains soirs le silence se fait pesant autour de la table, surtout quand le paterfamilias revient avec un petit coup dans le nez. Ainsi a-t-il grandi, aux côtés d’un frère et d’une soeur dont il est l’aîné, de cette mère attentionnée, de ce père qu’il aime, qui n’ont peut-être pas eu la vie qu’ils souhaitaient, mais qui ont toujours été là. Lui il jouait de la trompette quand il était jeune, c’était sa passion. Avec quelques amis il avait même formé un orchestre qui animait des bals dans le coin, mais ça fait belle lurette qu’il n’y a pas touché même s’il la conserve précieusement dans une armoire pour parfois la sortir et la regarder. Elle, elle dessinait des chapeaux, mais il aurait fallu s’expatrier dans une école de modistes, trop loin, trop cher et trop compliqué.
Au bout de la rue déserte il se tient face au mur. Le ciel est aussi gris qu’à l’accoutumée mais il ne pleut pas et une légère brise a séché les toits et le macadam de l’humidité pénétrante du matin. Dans ce coron où il a grandi, où les derniers mineurs disparaissent les uns après les autres, n’ayant joui que d’une trop brève retraite, il connait tous les habitants et il ne veut pas que quelqu’un le surprenne. Il a choisi une heure creuse, il faudra faire vite pour cet acte un peu fou, un peu risqué et Tom étonné par sa propre témérité, savoure pour la première fois les délices de la transgression, une étrange sensation où se mêlent fierté et culpabilité, qui le distingue en ce jour et donne à cette matinée sans éclat un goût nouveau. Son coeur bat.
Ses examens se sont plutôt bien passés et il a dit adieu à son lycée professionnel. Dans quelques jours il accompagnera son père qui le présentera fièrement à toute son équipe. Tom le revoit ce soir-là, de retour du chantier, fatigué, enfermé dans un mutisme inhabituel. Intrigué, il l’avait observé fermer la porte d’entrée, déposer sa glacière dans la cuisine, se défaire silencieusement de son manteau avant de se tourner vers lui pour lui annoncer, en ajustant bien sa voix afin de marquer la solennité de l’instant : « Le patron va embaucher et il a décidé d’attendre ton CAP, ça sera toi, Tom », puis « Si le fils est comme le père, je le prends tout de suite » avait-il déclaré citant son chef, le front haut. Tom ne le décevra pas. Il a eu cette chance d’avoir des parents aimants, chez lui ce n’est pas l’opulence, loin de là, ni le bonheur sans tache, mais les jours se sont écoulés à l’écart des grands drames, même si certains soirs le silence se fait pesant autour de la table, surtout quand le paterfamilias revient avec un petit coup dans le nez. Ainsi a-t-il grandi, aux côtés d’un frère et d’une soeur dont il est l’aîné, de cette mère attentionnée, de ce père qu’il aime, qui n’ont peut-être pas eu la vie qu’ils souhaitaient, mais qui ont toujours été là. Lui il jouait de la trompette quand il était jeune, c’était sa passion. Avec quelques amis il avait même formé un orchestre qui animait des bals dans le coin, mais ça fait belle lurette qu’il n’y a pas touché même s’il la conserve précieusement dans une armoire pour parfois la sortir et la regarder. Elle, elle dessinait des chapeaux, mais il aurait fallu s’expatrier dans une école de modistes, trop loin, trop cher et trop compliqué.
Le samedi Tom joue au foot avec ses copains qui occupent une bonne partie de ses loisirs, parfois ils s’offrent un petit restau, un ciné ou une sortie en boîte. Et puis surtout il y a Suzy. L’aime-t-il ? Oui sans doute. En tout cas c’est avec elle qu’il passe les meilleurs moments de sa vie. Suzy est jolie, il est fier qu’elle l’ait choisi. Il pense souvent à elle, il est content de la retrouver, de lui prendre la main, de lui donner des baisers, de temps à autre ils font l’amour, quand les circonstances le permettent, souvent dans des conditions précaires et cela lui laisse comme un goût d’inachevé. Ils vont probablement se marier, leurs parents se connaissent, sa future belle-famille l’apprécie et à la maison on aime beaucoup Suzy. Aucune date n’est arrêtée mais des deux côtés on a déjà un oeil sur une petite maison de briques, identique à toutes les autres, bientôt disponible.
Tom dépose au sol le pot de peinture qu’il portait de sa main gauche et se courbe pour y tremper le pinceau tenu dans la main droite.
Lui revient ce rêve qu’il fait souvent. Il étouffe dans son sommeil, l’air commence à lui manquer lorsqu’un grand et bel oiseau se pose sur le bord de son lit, alors Tom s’extrait de ses draps humides et s’installe sur le dos de l’oiseau et ils partent survoler le monde. Tom vole, il vole sur les océans, sur les sommets enneigés, ils frôlent la canopée d’immenses forêts peuplées d’animaux inconnus, et dans ces paysages extravagants il survole aussi son coron où il distingue ses parents et Suzy, tout petits. Il veut leur faire signe, leur dire « Levez les yeux et voyez comme je suis haut ! », mais il reste muet, aucun son ne sort de sa bouche et en bas on vaque à ses occupations comme si de rien n’était. Alors tant pis, il s’abandonne à la griserie des hauteurs, ivre d’air pur et de liberté et la terre lui appartient.
Tom dépose au sol le pot de peinture qu’il portait de sa main gauche et se courbe pour y tremper le pinceau tenu dans la main droite.
Lui revient ce rêve qu’il fait souvent. Il étouffe dans son sommeil, l’air commence à lui manquer lorsqu’un grand et bel oiseau se pose sur le bord de son lit, alors Tom s’extrait de ses draps humides et s’installe sur le dos de l’oiseau et ils partent survoler le monde. Tom vole, il vole sur les océans, sur les sommets enneigés, ils frôlent la canopée d’immenses forêts peuplées d’animaux inconnus, et dans ces paysages extravagants il survole aussi son coron où il distingue ses parents et Suzy, tout petits. Il veut leur faire signe, leur dire « Levez les yeux et voyez comme je suis haut ! », mais il reste muet, aucun son ne sort de sa bouche et en bas on vaque à ses occupations comme si de rien n’était. Alors tant pis, il s’abandonne à la griserie des hauteurs, ivre d’air pur et de liberté et la terre lui appartient.
Tom a déjà tracé la première lettre.
Combien de balles a-t-il écrasées contre ce mur avec la vieille raquette de tennis que lui a offerte son oncle ? Enfant il voulait devenir champion. Il serait connu et respecté, il reviendrait dans une belle voiture de sport, on l’attendrait et il distribuerait des autographes, il offrirait de splendides cadeaux à sa mère et à son père, trouverait les meilleures écoles à son frère et sa soeur, il s’entraînerait dur pour rester toujours le meilleur, sa vie serait belle. Il n’y avait pas de court dans le coron mais quelle importance ? Tom avait ses adversaires imaginaires qu’il finissait toujours par vaincre à l’issue d’un combat acharné.
Il s’applique dans son tracé mais il a peu de temps, il ne peut se permettre qu’on le trouve là. « Voyons Tom, c’est toi qui fait ça ? Cela ne te ressemble pas ! »
Il regrette d’avoir décidé cet acte déraisonnable mais il a maintenant commencé et il faut terminer, vite, car il a promis à sa mère de passer au petit super marché pour faire quelques courses, il a sa liste. Au super marché il repèrera discrètement la caisse où travaille Suzy, ils échangeront quelques mots, évoqueront leur prochain rendez-vous, il lui enverra un baiser. Puis il rentrera rapidement à la maison pour s’occuper des lapins que la famille élève dans un petit clapier bien grillagé. Les lapins ce sont ses copains, il refuse d’en manger quand l’un d’entre eux se retrouve au menu, il se dit que ce n’est pas drôle d’être lapin. Les pauvres, ils ne choisissent pas leur destin.
Il regrette d’avoir décidé cet acte déraisonnable mais il a maintenant commencé et il faut terminer, vite, car il a promis à sa mère de passer au petit super marché pour faire quelques courses, il a sa liste. Au super marché il repèrera discrètement la caisse où travaille Suzy, ils échangeront quelques mots, évoqueront leur prochain rendez-vous, il lui enverra un baiser. Puis il rentrera rapidement à la maison pour s’occuper des lapins que la famille élève dans un petit clapier bien grillagé. Les lapins ce sont ses copains, il refuse d’en manger quand l’un d’entre eux se retrouve au menu, il se dit que ce n’est pas drôle d’être lapin. Les pauvres, ils ne choisissent pas leur destin.
La peinture glisse grassement entre les poils du pinceau, il faut contrôler la pression et la vitesse, maintenir un trait régulier, une trajectoire impeccable. Tom sait faire ça, il s’y est préparé.
Avant d’entrer définitivement dans le rang, en cette matinée où il marque sur sa route un petit pas de côté, il a décidé d’écrire sur le mur ce qu’il ne fera pas et c’est déjà un immense défi, pour ouvrir une fenêtre imaginaire sur sa vie et pour que les voisins passant par là puissent s’évader à leur tour pour quelques courtes secondes.
De longues années sont maintenant passées, un vieil homme est assis là, sur un fauteuil pliant, à quelques mètres du mur, le menton appuyé sur sa canne. Il observe affectueusement un gamin qui joue à la balle dans un échange vif entre mur et raquette. Tom est fier car son petit-fils est habile. Le coron qui s’est notablement embelli depuis sa lointaine jeunesse s’est doté d’un court de tennis, Tom a des projets pour le petit garçon. Son regard s’attarde sur les lettres que personne n’a effacées et qu’il a tracées autrefois en ce jour aventureux dont il conserve un souvenir fort et précis. Il avait dessiné un rêve vite refoulé, puis il s’était marié avec Suzy. Suzy la compagne de sa vie, la mère de ses filles, qui les a quittés. Cette perte lui causa un immense chagrin dont il mit du temps à se remettre, mais il ne put jamais chasser l’image de Gina. Gina la seule personne qui l’avait surpris ce jour là, qui lui avait adressé un long sourire complice, un sourire éclatant qu’il n’a jamais pu oublié, Gina son amour secret, objet de tant de rêves d’évasion. Tom repense à cette existence dont le terme approche, Il a relevé la tête, ses mains superposées sur le pommeau de sa canne sont animées d’un mouvement d’avant en arrière et son regard s’embue de larmes, il fixe les six lettres qu’il a osé écrire il y a si longtemps, dans un acte déjà désespéré, les six lettres du mot « PARTIR ».
Une nouvelle qui fait penser à un Zola du vingt et unième siècle.
PARTIR est la fin de ta nouvelle, mais ARRIVER est le mot sous-jacent de ta nouvelle.
Le rêve de ton héros est de partir pour arriver, à progresser dans la société, briser le cercle infernal qui doit le pousser à succéder à ses parents dans un emploi subalterne.
Quelles que soient ses possibilités intellectuelles, sa route est toute tracée. Le paternalisme patronal étend sur lui sa bonté : passe ton CAP et un emploi te sera généreusement offert. Je ne sais à quelle époque tu situes ton action, mais l’ascenseur républicain a des ratés ou ne fonctionne pas.
Tu rapportes bien cette formidable machine à broyer sociale qui attribue à chaque Français une place dans la société. Rien ne doit changer. Tu le notes bien dans ta nouvelle, même les parents sont les complices involontaires de cette malédiction.
Telle une mouche capturée dans une toile d’araignée, Tom est englué dans le milieu social où il est né. Tout est décidé sans lui : son métier, son mariage, la maison où il habitera.
Certains ont la force de briser cette chape et de progresser.
Manifestement tu as choisi de décrire, magnifiquement, la vie de nombreux de nos concitoyens qui se résignent à leur condition.
Qu’elle est dérisoire la réaction de Tom contre l’engrenage de son destin : écrire sur un mur « PARTIR ».
Il est pitoyable ce vieillard dont le seul combat dans la vie, pour sortir de sa condition, a été d’écrire six lettres sur un mur.
Merci Chamans pour cette nouvelle. Le style est sobre et efficace. Tout concourt à poser le décor du coron et l’environnement social. Pas de misérabilisme, nous ne sommes plus à l’époque de Zola, mais des gens modestes, dignes qui veulent le meilleur pour leurs enfants sans se rendre compte que leur horizon est limité par leur condition sociale d’origine. Il y a des choses qui “ne sont pas faites pour eux”, du moins le pensent-ils à moins qu’ils n’en aient même pas connaissance. Ainsi fonctionne la reproduction sociale.
Je serais moins sévère que Loki. Tom est sans doute un bon fils, conscient des sacrifices de ses parents et désireux de les rendre fiers. De plus, quand on est pauvre, on a moins droit à l’erreur. Alors une carrière dans le tennis ? Beaucoup d’appelés, peu d’élus… Et si on se casse la figure, les possibilités de rattrapage sont bien limitées que si on vient d’un milieu aisé pourvu de relations.
Et si après tant d’années, le mot PARTIR n’a pas été effacé, n’est-ce pas le signe que Tom a contribué à éveiller les consciences ?
J’ai aimé l’alternance de réalisme (le coron, le climat, la famille, l’amour…) et de poésie, de rêve ( PARTIR…s’envoler, Gina…) dans cette nouvelle.
C’est écrit avec délicatesse et nuances.
Je ne veux pas juger la vie de Tom ; la vie est souvent difficile ; les choix sont délicats .
Être champion de tennis est un rêve d’enfant ; il peut apporter une richesse matérielle et une grande fierté ; est-ce le bonheur? …
Une écriture “enlevée”, alerte, que j’aime beaucoup.
Je crois que cela vient à la fois de la syntaxe et du vocabulaire qui sont simples et clairs, et aussi d’un véritable sens du rythme et de la ponctuation.
Une histoire simple, où – pour moi – la nostalgie le dispute un peu au fatalisme, et où l’on attend longtemps ce dernier mot, ce mot de transgression. Et après ce dernier mot, je ne peux m’empêcher de songer à tous les “partir” remâchés, à toutes les vies qu’il nous faudrait pour oser les accomplir, à tous ces gens, partout, à nos amis, à nos voisins, aux quidams dans la rue, dont la tête est pleine de ces “partir”, qu’ils finissent par oublier et qui, par moments, refont surface pour venir alimenter les lignes des poètes, ou pour panser quelque plaie de leur vie.
Merci beaucoup !
Une petite remarque : étant donné l’âge que l’on peut attribuer au personnage principal, je pense qu’il a plutôt connu les collèges techniques (CET) que les lycées professionnels, et je l’ai trouvé bien jeune – frais émoulu d’un CAP – pour certaines de ses activités (aller au restau, faire l’amour régulièrement, …) surtout pour l’époque dans laquelle cette histoire semble prendre place. Bon, c’est vrai que j’ai toujours été un peu coincé ! Rires ! 🙂
Merci les amis d’avoir lu et commenté ce texte de façon aussi pertinente. Déterminisme social et rêve d’évasion…
Oui Hermano tu as parfaitement raison. Il y a un anachronisme, impardonnable pour moi au regard de mon expérience professionnelle, si la dernière scène se déroule à l’époque actuelle il faut remplacer le lycée professionnel par le CET, sinon il faut accepter que “papi Tom” est dans le futur. En fait j’avais imaginé la jeunesse de Tom comme contemporaine, ensuite m’est venue l’idée de terminer l’histoire dans sa vieillesse, mais ça ne colle pas et je ne m’en étais pas aperçu. J’ai encore à consolider mon apprentissage de la nouvelle, j’aurais été recalé au CAP de nouvelliste ! Merci pour cette juste remarque.