Dans mon cartable il y a une gomme, mais ce n’est pas une gomme ordinaire, pas la gomme en rectangle ou en parallélogramme classique, non c’est une gomme cylindrique, blanche, qui vient s’insérer dans un étui de matière plastique bleue ayant lui même la forme d’un stylo. On fait glisser le caoutchouc à l’intérieur de son étui comme de besoin, il en dépasse un petit dôme, assez pointu pour offrir toute la précision nécessaire à la correction d’une lettre dans une case de mots croisés, sans aucun débordement. Il est de la plus haute importance d’avoir toujours une grille impeccablement propre, vierge de toute trace d’erreur. Cette gomme prend place au côté d’un stylo et d’un crayon dans une sorte de petite cartouchière cousue sur une paroi intérieure.
Je viens de m’efforcer de donner une description de ma gomme et de sa fonction, avec je l’espère une fidélité suffisante, car j’ai une sainte horreur de l’approximation. Les personnes incapables de dire les choses avec exactitude me contrarient et me plongent dans une extrême perplexité. Certes j’aurais pu ajouter ses dimensions, les circonstances de son achat et son prix, mais il manquerait la formule de la composition des matières la constituant et bien d’autres choses encore et je ne voudrais pas importuner le lecteur en poussant mon goût du détail au delà du raisonnable.
Vous livrerai-je un pan de mon intimité en vous avouant que le contenu de mon cartable, ciré tous les matins, se réduit à cette gomme, le stylo, le crayon et la revue dans laquelle je trouve chaque dimanche mes grilles de mots croisés ? Bien entendu je prends soin de glisser celle-ci dans un autre compartiment de façon à ce qu’elle ne vienne point altérer le parfait parallélisme de mes trois indispensables petits accessoires. Lorsque je marche dans la rue je tiens fermement le précieux contenant près de mon pardessus, le bras perpendiculaire au sol, j’avance d’un pas réglé et m’efforce d’apporter une note de rigueur dans le chaos environnant.
Un jour j’ai aperçu un homme avec un pardessus comme le mien, il avançait devant moi d’une démarche régulière, je ne le voyais que de dos mais sa chevelure était irréprochablement peignée, son pantalon tombait au millimètre sur des chaussures bien entretenues, et son cartable semblait glisser sans le moindre à-coup dans une couche d’air strictement parallèle au trottoir. Une question me lancinait, qu’y avait-il à l’intérieur ? Ne pouvais-je y espérer une petite irrégularité que l’apparence générale de cet homme dérangeant ne laissait soupçonner ? Je le suivis jusqu’au seuil d’une porte. D’un geste sûr il sortit de sa poche un clef rutilante l’enfonça dans la serrure de sa main gauche sans que sa main droite n’imprime le moindre mouvement à ce qu’elle tenait. Il disparut et je notai le numéro : 12. Nombre chargé d’histoire avec ses 6 diviseurs : 1, 2, 3, 4, 6 et 12. La raison exacte pour laquelle je l’avais également choisi.
Je revins chez moi très perturbé et saisi d’un profond malaise, d’une sorte de vertige existentiel. Impossible ! Impossible ! Le mot tournait dans ma tête sans pour autant y imposer la certitude qui m’aurait rassuré.
Le lendemain j’élaborai un plan diabolique, novateur et dangereusement transgressif. Malgré la terrible insécurité dans laquelle me plongeait ce dessein, je ne pouvais échapper à son accomplissement. Au prix d’un immense effort je bouleversai mes habitudes en introduisant un long couteau, étincelant et parfaitement affuté, entre les pages de ma revue. Puis je me rendis au N° 12 de cette rue où la veille il s’était soustrait à mon regard. De l’index de la main gauche j’appuyai sur le bouton de la sonnerie alors que ma main droite maintenait fixement la poignée de mon petit bagage de cuir. L’homme ouvrit, pour la première fois je le voyais de face et son visage inexpressif me glaça. « Monsieur ? » m’interrogea-t-il en tenant le long du corps son cartable bien lustré, à la même hauteur que le mien. « Je dois vous poser une question » dis-je en désignant l’objet « Qu’y rangez-vous et dans quel ordre ? ». L’homme ne marqua aucune surprise « Il y a, dans un parallélisme parfait, ma gomme cylindrique, un stylo et un crayon, ainsi qu’une revue pour mes mots croisés». Je me sentis défaillir mais parvins à n’en laisser rien paraître, sans ajouter un mot et résolu à mener mon projet à son terme, je me saisis du couteau d’un geste prompt.
J’écris ces lignes sur mon lit d’hôpital car il avait lui aussi un couteau dans son cartable. Nous avons l’un et l’autre cédé à un désordre qui nous sera fatal. Pourtant je sais maintenant que nous étions les seuls à pouvoir redresser le monde.
Bienvenue Chamans au club des nouvellistes !
J’aime beaucoup ta nouvelle.
Le description de ta gomme est un régal.
La rencontre de l’homme “maniaque” avec son avatar donne à ta nouvelle une touche ubuesque qui satisfait l’homme matérialiste que je suis, mais qui en fait adore intérieurement les choses irrationnelles.
Par contre je m’interroge sur la fin que tu donnes à ta nouvelle. L’avatar est-il lui aussi à l’hôpital ou est-il mort ?
Cette rencontre me fait penser à la rencontre dans l’univers entre une particule de matière avec une particule d’antimatière, fournissant uniquement de l’énergie. Pouvais-tu transposer l’analogie en décidant que les deux maniaques se tuaient mutuellement ?
En tout cas encore félicitation pour cette nouvelle parfaitement ciselée, tirée au cordeau comme le cartable du héros 🙂
Merci Loki, ton message est vraiment encourageant pour le néo-oasien que je suis.
Ton interrogation sur la fin de la nouvelle m’a amené à penser qu’il eût été préférable de terminer par “redresser le monde” plutôt que “sauver le monde”, le sens est à peu près le même mais le mot plus en cohérence avec ce qui précède. Ces gens obsédés par l’ordre et la force de l’habitude ont souvent une légère tendance à vouloir aligner les autres sur leur vision du monde. On peut penser que les deux meurent. Les maniaques de l’ordre ne se supportent pas entre eux ! Une chance …
Grâce à la chute de l’histoire, en deuxième lecture, je n’ai plus pris la peine de chercher un récit parfaitement cohérent.
En fait, l’absence d’une cause claire et d’une conséquence logique, correspond très bien au personnage principal doté d’un esprit troublé.
La description obsessionnelle de la gomme sans qu’elle joue de rôle particulier dans la tournure des événements est particulièrement accrocheuse.
Vient ensuite ce nombre magique, le 12, qui semble également avoir obsédé le narrateur : “La raison exacte pour laquelle je l’avais également choisi“. Mais choisi pour quoi ? Quand ?
Les objets dans le cartable sont disposés en parallèle les uns avec les autres de manière obsessionnelle.
Tout cela renforce l’image d’un état psychique perturbé.
Je trouve la chute parfaite ! Il n’y a pas un mot de trop, et il ne manque rien. L’auteur laisse au lecteur tirer ses propres conclusions.
Pour moi, ce texte est vraiment très bien écrit, bien qu’il soit macabre et dérangeant.
Il faut une imagination puissante pour se mettre dans la peau d’une âme aussi bouleversée.
Cette histoire me fait peur. En même temps, cela me remplit de compassion pour tant de “coupables” qui sont “non coupables”.
Si j’étais juge, je mettrais cet homme dans un établissement psychiatrique fermé plutôt que dans une prison.
Merci Chamans et sois le bienvenu parmi nous.
Purana
P.S. Avons-nous un Hitchcock sur le site maintenant ?
Merci Purana
Je lis tes fines analyses depuis un certain temps, je suis donc flatté que ma nouvelle ait retenu ton attention, encore plus qu’elle t’ait plu.
Je lis tes poèmes aussi. Le dernier “Poétry” évoque pour moi avec délicatesse cet instant où la maîtrise de nos pensées nous échappe, où l’on vogue dans un brouillard d’idées à la fois étranges et familières.
Les poèmes me semblent pour le moment hors de portée et les courtes nouvelles plus rassurantes.
Peut-être un jour me lancerai-je ?
Cher Chamans tu vois qu’il y a deux commentaires qui apprécient ta nouvelle. En as-tu d’autres du même tonneau ?
Tu peux te lancer dans la poésie, mais je pense que l’écriture de nouvelles ( de bonnes…) est plus difficile (je suis sans doute partial).
Dans une nouvelle il faut beaucoup de choses à la fois : une histoire, de la concision, une orthographe et un syntaxe parfaites et une fin capable de surprendre les lecteur. Importante la fin ! Pas moyen de se cacher derrière une rime…
Je suis d’accord avec Purana le contenu de ta nouvelle met mal à l’aise, mais je ne la trouve pas macabre, l’intervention du couteau est un épiphénomène. C’est pour cela je j’apprécie ta nouvelle, qui bien que glaçante me met chaud au coeur !
Au plaisir de te lire à nouveau.
Merci Chamans, de ce texte que j’aime beaucoup et que je suis revenu lire plusieurs fois.
Pour ma part, je trouve que c’est impeccablement écrit, car les mots et le rythme que tu donnes aux phrases, au-delà de l’histoire elle-même, me font bien ressentir la rectitude, voire la rigidité du personnage.
J’ai adoré ce dialogue intérieur et surtout cette fin en miroir, tout à fait inattendue pour moi, mais finalement si logique ! Comme Loki, je trouve que tout cela est “tiré au cordeau””. Et, comme Purana, je dirais qu'”il ne manque rien”.
L’histoire elle-même est d’une simplicité et d’un dépouillement qui en font vraiment le charme pour moi.
Je suis d’accord avec toi, “redresser le monde” aurait été davantage dans la ligne du cordeau ! Mais tu peux modifier ton texte si tu le souhaites. On a ici le droit de remords !
Merci Chamans, et j’en redemande !
P.S. Hum… Je crois que dans tu as associé un peu vite Purana et Tanagra (Poetry)… Consonnances…
Merci Hermano !!!
Comme tu le sais j’ai mis longtemps à franchir le pas. Je me réjouis de l’avoir fait et je dois avouer que cela m’a redonné le goût d’écrire. Merci encore de tes amicales sollicitations.
Merci également de m’avoir signalé mon épouvantable erreur : confusion entre Tanagra et Purana !! A qui je présente mes excuses sincères d’avoir, bien involontairement, mélangé les identités. Malheureusement je suis coutumier de ce genre de bêtises, merci de ne pas m’en vouloir.
Ta nouvelle “Symétrie” est vraiment une merveille ! Je la relis de temps à autre (oh ! pardon je déraille encore sur cette entité…).
Et à chaque fois je regrette de ne pas en être l’auteur !
En son temps (je suis vraiment obsédé) j’écrivais En as-tu d’autres du même tonneau ?
Je renouvelle ma question…