Le soir vient de tomber sur une journée épuisante, stressante, il y a à peine une heure que mes poursuivants ont perdu ma trace. Mes détrousseurs ne m’ont laissé que quelques sous, au fond de ma poche, que j’ai emportés dans ma fuite avant d’être totalement dépouillé. Quelques courtes secondes de relâchement de leur vigilance m’ont permis de leur fausser compagnie, je ne sais combien de temps a duré la course mais je dois vous dire qu’étant très rapide et je les ai d’abord distancés et finalement carrément semés. Et me voici dans cette ruelle, presque fauché, à la recherche d’un coin tranquille pour passer la nuit, je vais voir dans ce petit hôtel si l’on peut m’accueillir. Le luxe n’est plus à mon programme, j’espère seulement une chambre à l’écart du bruit car tout me semble calme ici. Je suis crevé et – vous l’avouerai-je ? – un peu désespéré.
Hier soir j’étais si fatigué que malgré les conditions de confort plutôt rudimentaires, je me suis endormi comme une souche. Evidemment les événements de la veille ont peuplé mes rêves. Je fuyais la ville et ses menaces pour me réfugier dans une maison de bois, abandonnée dans une forêt. Ne cherchons pas de cohérence dans les songes, cette maison à laquelle j’ai accédé tout de suite dans ma quête de tranquillité se situait outre-atlantique. J’y goûtais les bienfaits de la solitude, d’un ailleurs presque paradisiaque, et surtout la satisfaction de n’avoir plus aucune utilité de l’argent que l’on m’avait pris. Mais ce rêve apaisant allait virer au cauchemar quand je perçus de façon de plus en plus nette un frottement là bas, contre la fenêtre, en m’en approchant je distinguai au clair de lune une grosse tête d’orignal qui me narguait, me fixait de ses yeux exorbités, sur ses bois flottaient au vent des billets de banque et des porte-monnaie à la manière des guirlandes sur un sapin de noël. “Fous moi le camp – lui criai-je – l’argent ne me sert plus à rien ici, et qu’as-tu donc à me reprocher pour me regarder ainsi ?”, sur ce, l’immense cervidé se retourna lentement pour s’éloigner, dandinant de l’arrière-train en emportant sur son dos un gamin qui agitait sa main comme pour me dire adieu, puis tous deux s’enfoncèrent dans la noirceur des épinettes.
Le réveil fut brutal et ma première pensée alla vers ce pognon que l’on m’a piqué et qui va me faire si cruellement défaut, et me voici à nouveau assailli par l’angoisse que m’a laissée cette traumatisante journée. Je me lève avec peine quand soudain quelqu’un m’appelle, je reconnais la voix de l’hôtelier à travers la porte de la chambre, d’un pas encore mal assuré, je m’en approche pour l’entrouvrir, le monsieur me tend une enveloppe : “Une jeune femme vient de laisser ce mot pour vous, je crois que c’est urgent”. Je le remercie sans rien comprendre à cette histoire, personne ne sait ma présence ici. J’ouvre l’enveloppe et lis le message : “Romuald, je t’ai suivi hier, soir avec mon scooter, tu fuyais comme d’habitude, tu as ralenti ton rythme en arrivant dans cette ruelle où je t’ai vu entrer dans le petit hôtel où mon mot te trouvera. Je remercie le hasard de t’avoir remis sur mon chemin après tant d’années. Regarde bien cette photo de ton fils que j’ai choisie pour toi, oui car ce petit garçon qui se cache les yeux c’est ton fils, celui qui est né après que tu te sois barré comme un lâche. Si tu veux découvrir son visage appelle moi au numéro inscrit en bas de page. Sinon nous pourrons très bien continuer à vivre sans toi. C’est pour lui que je fais cette démarche, il m’interroge souvent sur son père. En ce qui me concerne je n’ai aucune envie de te revoir. PS. Le fric que mes potes t’ont piqué hier soir tiendra lieu de pension alimentaire. Eva”
Je rejoins le bord du lit en titubant et m’y assois, abasourdi, pour tenter de reprendre mes esprits. En moins de vingt-quatre heures il s’est passé dans ma vie plus de choses que pendant des mois. Je me fais agressé, dévalisé, et voilà qu’Eva, qui semble liée à ce traquenard, me rappelle à un passé que j’ai fui, en effet, aussi vite que ses voyous de copains.
J’ai appelé Eva qui m’a donné rendez-vous dans cet endroit insolite, une drôle de librairie aux étagères surchargées, ouverte jusqu’à minuit, tout ici a les apparences d’un repère d’intellos sur le retour, de vieux rapaces nocturnes à la recherche de proies empoussiérées. On y circule dans un étroit couloir qui sinue entre les piles de bouquins. C’est son lieu de travail m’a-t-elle dit, je la cherche, elle avait bien dit vers 22h30 il me semble, tout est si confus ce soir, si étrange.
Je n’ai moi non plus aucune envie de la revoir, je suis parti c’est vrai, mais c’était plus pour la fuir elle que par peur de la paternité. Ce fut d’abord une folie d’un soir, un désir réciproque, un de ces moments qui vous balise une vie, avec un avant et un après, comme l’on dit. Si bien que nous avons décidé de nous revoir pour nous rendre compte finalement, qu’à part l’amour, nous n’avions pas grand chose à faire ensemble et qu’elle était enceinte. Je me suis cassé. Mais cet image de notre fils m’a ému, et me voilà à errer parmi des ombres, sans un sou, et un avenir qui risque fort de basculer dans un abîme sans fond. Par une fenêtre aux petits carreaux que le libraire a négligé depuis longtemps de faire nettoyer j’aperçois dans la rue un homme assis sur sa moto en train de tourner et retourner un porte-feuille dans ses mains, je le reconnais c’est celui qui m’a été dérobé, certain de ne pas être repéré depuis mon poste d’observation je m’approche des vitres crasseuses, oui l’homme faisait bien partie de la bande d’hier. Sa présence et le rendez-vous avec Eva en ce lieu ne peuvent être un coup du hasard. Je commence à flipper à mort. Je n’aurais jamais dû revenir dans cette ville. Il me faut vite sortir par une porte dérobée, et mettre un maximum de distance entre moi et ce maudit endroit où l’on veut me voler ma vie. Tant pis pour ce petit garçon dont je ne connais même pas le prénom, de toutes façons qu’aurai-je pu faire pour lui ? Si seulement elle avait été à l’heure peut-être que les choses auraient pris une autre tournure, mais maintenant je sais qu’il y a ce type. Ce n’est pas de ma faute, c’est de sa faute à elle, je m’en vais. Je me dégage de toute responsabilité.
On dit que l’exactitude est la politesse des rois. Eva n’est pas une reine, en tout cas elle n’est pas ma reine. Et toi, es-tu un prince ? Etait-ce toi sur l’orignal ? Tu hantes mes pensées mais je n’aurai jamais le courage d’affronter ce regard que tu cachais si bien sur la photo.
Il faut que je sauve ma peau, jamais je ne reviendrai ici.
D’ailleurs je ne me souviens plus pourquoi j’y suis venu.
La lâcheté des hommes puissamment bien décrite et fort bien pensé ! Avec un peu d humour ce qui ne gâche rien ! Bravo