Route de Falmouth à La Coruña
Golfe de Gascogne
Le cinquième jour de la traversée

 

Dans la mer bouillonnante de nos vies intérieures, des mots refoulés font la queue devant la fenêtre météo.

 

La tempête s’est soudain apaisée. Inversement au calme avant la tempête, le calme après la tempête ne sait pas comment garder le silence. 
Le vent est soudain dépouillé de sa puissance majestueuse; le chef d’orchestre a renoncé à mettre fin à cette rhapsodie sauvage initiée par le passage de cette violente tempête.

Les vagues se déplacent de façon confuse et folle, dans toutes les directions. Elles sont devenues courtes bien que fougueuses, se frappant violemment les unes aux autres et contre notre pauvre bateau qui galope comme un cheval sauvage sans destination bien précise.
Provoquant un bruit effrayant, les voiles ne font que battre et le mât tremble sans arrêt.

Alors, nous affalons. Aucune possibilité non plus de démarrer le moteur car le safran est plus hors que dans l’eau. 
Nous ne progressons pas du tout ; on ne peut qu’attendre que la mer se calme.

Me voilà, assise, à ne rien faire. La lecture sur une telle mer ne ferait que me donner le mal de mer et aucune musique ne pourrait couvrir les craquements continus tout autour de moi. Alors je commence à rêver pour passer le temps.

Souvent, plongée dans ma rêverie, une solution inattendue à un vieux problème s’impose soudain à moi, simple et évidente. Tant et si bien que je suis sidérée. Pourquoi ne s’est-elle manifestée plus tôt ?

Lors de longs voyages, avec le réfrigérateur plein à ras bord, conserver les légumes dans un endroit frais et bien aéré reste un énorme problème. 
Pourquoi ne pas envelopper la laitue dans du papier journal ? On pourrait la conserver dans l’espace de stockage le plus profond, bien en dessous du niveau de flottaison où l’air frais peut atteindre la laitue à travers le papier. 
Humm… Si ça marche, je vais soumettre ma découverte à un prestigieux magazine de voile, pensé-je.

Où en étais-je dans ma rêverie ? 
Je continue…

Ici, rien n’est vraiment différent de la vie normale à terre, où les turbulences extrêmes du quotidien ont leurs avantages.
Ne sommes-nous pas plus intelligents et plus créatifs par temps de turbulences et de misères ?
La joie de vivre tout en luttant, lorsque l’on est sur le chemin qui conduit vers le but, le sommet « impossible », est peut-être la plus grande récompense de la vie. 
En plus, ce désir d’être au sommet, est la source la plus puissante de l’inspiration qui aboutit à la création. 
Personne ne l’éprouve aussi intensément que le poète amoureux dans un état de rêverie.
Plus l’amour est impossible, plus le poète est créatif afin de le rendre possible, au moins dans ses rêves.

Cette envie d’atteindre le but nous pousse à grimper vers le sommet, en oubliant parfois d’investir un peu de temps et d’énergie pour les jours à venir. Un jour nous serons là à ne rien faire d’autre qu’attendre sans savoir ni qui ni quoi. Les jours sans amours passionnantes et sans inspirations grisantes, où nous ne pourrons que rêver à…

Ce que j’aime dans les voyages en bateau, c’est que le but se déplace ; c’est Falmouth, puis Ouessant, La Coruña, Gibraltar,…

Cependant, un jour viendra où les seules visées seront de rester à la maison. 
Et quand ce moment sera venu, le voyage vers la mort ne pourra qu’être aussi naturel que tous les voyages précédents. 
Tout sera en harmonie et tout se passera naturellement sans regret, ni colère, ni dépression. 

purana

Image : Restless by Kathryn Johnston