Confinés, mes amis qui vous plaignez
de ce pénible isolement
n’oubliez pas qu’en d’autres temps
certain confinement était plus lourd à supporter
Dimanche 26 avril 2020
Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation
Printemps 1962, les accords d’Évian ont mis fin aux « évènements ». J‘accomplis mon service militaire à Constantine. Secrétaire au bureau du chef de corps, je suis chargé de la réception du courrier et son archivage. Sur le lot de plis officiels, j’ai ce jour-là une lettre personnelle, amabilité du vaguemestre. Les inscriptions au registre « Arrivées » attendront.
Elle est de Pierre. Une carte publicitaire d’un restaurant s’échappe. Je la repousse sur le côté du bureau.
Pendant ce temps Roger est entré. Instituteur lorrain, sursitaire également, 26 ans tous les deux, nous partageons des affinités. Il vient souvent à la recherche de renseignements qu’il sait trouver dans les archives. Je ne prête pas attention à ce qu’il fait. Il est silencieux. Sa présence derrière moi me donne la fâcheuse impression qu’il lit par dessus mon épaule. Étonné par ce comportement surprenant chez lui, je me retourne.
— Te gêne pas !
Il est pétrifié, le regard est figé sur la carte. Je suis impressionné par un visage que je ne lui connais pas. Masque sanguin, mâchoires serrées, muscles des joues agités de crispations. Les traits expriment une colère contenue. Les yeux toujours rivés sur la carte…
— Cache ça ! Cache ça !
Le ton est sec. Le geste brutal simule un balayage de la carte publicitaire, sans la toucher. L’ autorité de son ordre m’interdit toute réponse.
Sans hésiter, sans chercher à comprendre davantage je la glisse sous le buvard. Alors il me lance :
— J’t’expliquerai. Plus tard.
Pas un mot de plus. Tour rapide de la pièce, il sort sans rien consulter, sans rien demander. Lecture terminée, je retire la petite carte de sa cachette. « L’Auberge du Struthof. Clin d’œil aux vacances de l’été précédent.
*
Huit années durant, Pierre, Maurice et moi avons été pensionnaires au collège de Blaye. Été 1961, nous nous retrouvons pour une huitaine à la découverte de l’Alsace. Maurice y a vécu pendant ses études, il est notre guide passionné. La cathédrale de Strasbourg, dentelle de grès rose, son horloge astronomique, la pittoresque Petite France, après ces inévitables cartes postales, un matin, il nous entraine vers les contreforts vosgiens au sud-ouest de la ville. Il tient à nous montrer un autre visage de cette terre meurtrie par l’histoire. Un vestige de la guerre 39-45, nous dit-il.
Dans les derniers lacets il nous dévoile qu’il s’agit du seul camp de concentration nazi situé en France. Des camps nous sont connus, sauf celui-là : Le Struthof.
Dans la vaste clairière d’un paysage bosselé, premier aperçu. L’entrée, portail de bois faussement monumental, double clôture, barbelés électrifiés, quelques baraques et l’emplacement délimité de ceux qui ont été rasés. Sinistre par l’évocation de sa fonction. Mais le trouble reste maitrisé.
Bientôt midi, trop tard pour débuter la visite. L‘accueil nous conseille de revenir pour le départ de 14 heures généralement peu surchargé. D’ici là, il nous propose de donner un coup d’œil à la chambre à gaz extérieure au camp. Nous pouvons prendre un repas à l’Auberge située dans l’ancienne ferme si l’on ne veut pas repartir au village .
Avec une part d’insouciance dont nous prendrons conscience plus tard, nous approchons du petit bâtiment. La porte ouverte laisse voir l’intérieur entièrement revêtu de faïence blanche. Vision d’ensemble qu’il me reste aujourd’hui.
Nous ne nous attardons pas devant la froideur du carrelage. Nous savons la barbarie des évènements horribles qui s’y sont déroulés. Il serait malsain de s’imprégner du décor. Glacial.
Notre appétit l’emporte. Nous nous dirigeons vers l’auberge recommandée. Dans un cadre coquet, agréable, nous découvrons la truite au bleu. Excellent repas. Pierrot conservera la carte publicitaire du restaurant jointe à la note.
L’heure d’ouverture proche, nous rejoignons l’entrée du camp converti en lieu de mémoire. Nous ne sommes pas nombreux, une dizaine. Le guide restera toujours audible, il pourra répondre à d’éventuelles questions.
Il expose les raisons de l’implantation d’un camp en ces lieux. Il s’agissait d’exploiter à moindre frais une carrière de grès rose d’une grande finesse. Matériau dont le Reich allemand est friand pour la réalisation d’œuvres d’art à la gloire du régime. Suit le commentaire sur la clôture, double barrière de barbelés, dont l’une, intérieure, est électrifiée. Entre les deux circulaient les patrouilles avec des chiens. S’en approcher, la mort assurée, les sentinelles tirent à vue. Toutes choses que nous savons, communes à tous les camps.
Le cinéma a montré des images comparables tournées dans des camps situés en Allemagne, Autriche, Pologne, assorties de commentaires avant que la télévision balbutiante ne les vulgarise. Nous écoutons avec recueillement, mais avec une certaine distance. Nous avons le paysage sous les yeux, nous n’y voyons pas les hommes. Ce détachement apparent va très vite disparaître. Une émotion croissante nous saisira au fur et à mesure de l’avancée sur le parcours avec l’évocation des tentatives d’évasion.
Le récit débute sous des airs sympathiques. Un jeune sportif, sauteur à la perche, s’est procuré une longue branche. Il a réussi d’un bond à franchir les clôtures. Rattrapé dans les bois environnants, le commandant du camp lui promet la liberté s’il réussit à nouveau son exploit. Malgré les mauvais traitements reçus depuis son arrestation, il recommence et réussit. Le commandant faillit à sa promesse. Une transition pour nous parler des exécutions. Nous sommes arrivés sur la place d’appel. Devant la potence. Face à la réalité.
Le malheureux sauteur fut exécuté. Pendu de la manière la plus cruelle couramment appliquée au Struthof. La pendaison lente. À des fins dissuasives l’interminable asphyxie qu’elle génère est imposée à tous les prisonniers rassemblés devant cette vision de barbarie qui s’éternise. En présence du gibet on cherche à la chasser de son imagination. Vainement. Notre condition de visiteur complaisant au départ évolue tout de suite vers la plus vive compassion.
Deux baraquements de détention ont été conservés pour la mémoire. De nombreux autres sont repérés par le maintien des fondations. Si bâtiments et mobilier reconstruits à l’identique restituent le sentiment d’inconfort, de promiscuité. Le froid, la saleté, les vermines, les odeurs nous échappent . Est-ce pour cela que l’émotion connait un peu de répit ? Muets nous nous dirigeons vers une bâtisse surmontée d’une haute cheminée. Celle des fours crématoires.
Le guide parle devant les fours ouverts. Les civières métalliques qui recevaient les corps ont subi des torsions causées par la chaleur. Les déformations intensifient le témoignage de barbarie. Nous écoutons dans un silence ému d’indignation. Il montre. Là, on achevait les moribonds. Par pendaison, crochets fixés au plafond. Par balle, impacts visibles sur le sol cimenté. Témoins de la monstruosité des pratiques. Quelle cruauté d’imposer cette vision du lieu aux malheureux suppliciés avant leur fin !
L’horreur continue dans la salle voisine. Chirurgicale. Au centre la paillasse de dissection dont la faïence blanche fait écho à la chambre à gaz. Outre l’exploitation de la carrière de grès, le camp devait fournir des cadavres pour la « recherche médicale’’ selon la conception nazie. Nous quittons le bâtiment abasourdis.
Qu’avons nous vu ensuite ? Il ne me reste rien sur la fin de la visite et la sortie du camp. Certainement par réaction à l’intensité des émotions accumulées.
*
Comme il avait promis Roger s’est expliqué. Ni le lendemain, ni le surlendemain. Les jours suivants il s’est comporté comme s’il ne s’était rien passé, compagnon agréable, souriant. Serein. L’éclat inattendu n’avait laissé aucune trace. Il avait explosé tel un orage dans un ciel paisible. Roger avait retrouvé sa bonhommie naturelle. Je n’ai rien sollicité. Il a choisi son moment.
Nous occupons la soirée par des jeux, des palabres dans le bureau. Ce jour-là, nous nous retrouvons seuls. Il est calme, visage détendu. À son habitude. Rien ne me laisse supposer qu’il va s’ouvrir. Coupant une conversation banale, sans préambule il lance dans un débit haché :
— Il faut que je t’explique. Cette carte, sur ton bureau… C’est un nom que je ne peux voir… Faut pas m’en vouloir… J’ai connu le camp. J’avais six ans. Mon père était résistant. Ils n’avaient pas réussi à l’arrêter. À sa place ils ont emmené ma mère, mon frère de huit ans et moi.
Je n’ai plus en tête toute sa « confession » sur la vie dans le camp, ni sur la durée de la détention. Je n’ai posé aucune question, ni évoqué notre visite, et le pourquoi de la présence de cette carte. Je me suis gardé de l’interrompre. Ces lieux étaient les siens. Honnis, mais à lui. J’y étais un intrus. Il a évoqué les séances d’appel interminables, les visions imposées des exécutions… Les détails racontés par le guide lors de la visite, il les avait vécus.
Il n’avait pas été question des enfants internés. Avant de finir son évocation Roger précisa :
— Nous les enfants, nous devions nettoyer la paillasse de dissection pleine de sang. Il n’y avait pas que du sang.
Sur cette paillasse blanche, mon imagination a superposé un gamin poussant devant lui un chiffon sanguinolent…
Quelles paroles ai-je trouvées à lui répondre ? J’ai esquissé un geste pour lui exprimer ma compréhension. Par quel concours de fâcheuses circonstances l’avais-je mis au supplice ? Jusqu’à la fin de son service – je n’ose pas écrire sa libération – quelques semaines plus tard nous n’avons plus reparlé de ces instants.
*
Aujourd’hui à l’évocation de ces souvenirs je revois les deux aspects du visage de Roger.
L’un, bref, tourmenté, contracté, rouge d’exaspération, le regard furieux fixé sur la carte, obnubilé par le mot « Struthof ».
Et l’autre, une face joviale aux pommettes rondes, un sourire rayonnant, les yeux expressifs de bonté, de douceur. Roger par son courage voulait enfouir les comportements abjects qui avaient marqué son enfance.
Il aspirait à donner libre cours à sa foi en l’Homme et sa générosité.
Bordeaux, 26 avril 2020
« La flamme du souvenir qui ne doit pas s’éteindre »
Un texte insoutenable dont on voudrait qu’il ne soit qu’une fiction tirée d’un roman d’horreurs.
Et pourtant cela a existé et nous guette encore…
On doit le lire en serrant les poings. Il fait que les jeunes le lisent.
Eh oui ! Ce sont des hommes qui ont été capables de telles atrocités.
Pensez à cela quand vous mettrez un bulletin dans une urne.
Le chef de ces démons a été élu démocratiquement…
Merci Geno de nous le rappeler !
Merci Geno pour ce texte fort à propos en cette journée du souvenir des victimes de la déportation. Ton style est aussi clair et net que la faïence blanche de ce sinistre endroit. Il rend parfaitement compte de cette odieuse vérité. En même temps tu racontes avec une grande simplicité et humanité cette histoire émouvante et le courage souriant de Roger. Tu donnes à voir dans un même texte la barbarie et l’humanité avec une grande sobriété, plus émouvante que bien des discours lyriques. Merci !
Avec un peu de retard je viens de lire ce texte poignant.
J’avais le coeur plutôt léger il y a quelques minutes, je l’ai moins maintenant.
Nous avons tous à veiller au souvenir de ce qui doit absolument échapper à l’oubli. Merci Geno de nous l’avoir opportunément et si utilement rappelé, et avec tant de force.
J’ai déjà lu ce texte il y a plusieurs jours sans pouvoir faire de commentaire tellement je trouve cette histoire saisissante, de même que la façon dont tu la racontes : simplement et avec pudeur. Pourtant j’ai vu Auschwitz et Birkenau, et les bas-flancs dans les baraques à chevaux, et les chambres à gaz, et les fours, et les mausolées, et les musées, et les photos. Je tremble rien que d’en parler de nouveau.
Merci, Geno, pour cette évocation – poignante pour moi – d’une sorte de résilience.
Cette histoire me fait penser au « Tanguy » de Michel del Castillo » ou encore à l’enfant de « L’oiseau bariolé » de Jerzy Kosinsky, deux romans que je n’oublierai jamais qui évoquent cette même chose dont tu parles : le destin d’un enfant pendant cette guerre.