Texte issu d’un atelier d’écriture et librement inspiré du mythe de Sisyphe.

Il tournait, tournait, avançait péniblement sur le sol caillouteux et sableux et il plaçait ses pas dans ses propres empreintes, toujours sur le même manège. La perche attachée au dessus de son cou, perpendiculairement à l’axe de son corps, s’enfonçait dans une profonde encoche au dessus de la meule, comme un rayon de ce cercle maudit, cent fois parcouru sous un soleil de feu. Il tournait, lui, l’âne sans lequel on ne pourrait moudre le blé, en extraire la farine qui nourrit le village. Telle était sa vie. De ce cercle il connaissait chaque caillou, chaque gravillon, chaque aspérité, les images se succédaient à elles-mêmes selon un ordre immuable, les tours après les tours rien ne variait si ce n’étaient les ombres changeant au gré de la trajectoire solaire. Mais son sort était-il moins enviable que celui de ses congénères bâtés, harassés sous de lourdes charges, arpentant les chemins du pays ?

A la tombée du soir on le détachait pour un indispensable et inévitable repos, le meilleur moment de sa journée, et là il retrouvait sa compagne d’infortune, sa seule et irremplaçable amie, vouée aux transports domestiques, et tous deux brisés de fatigue s’endormaient côte à côte. Savait-il l’âne que le lendemain il devrait recommencer sa ronde infernale ? Et ainsi tous les jours de sa vie jusqu’à ce que les jambes lui manquent et que peut-être on l’abattrait comme une vieille bête inutile ?

Je ne vous l’ai pas encore dit mais c’était un âne philosophe et c’est sur la monotonie même de ses jours qu’il avait bâti sa liberté, qu’importe son avenir il ne voulait pas y penser, mais sous son pas régulier, dans le balancement réglé de son cou, il savait se montrer attentif aux évènements alentour, ses oreilles s’orientaient en tous sens pour capter les cris des enfants au jeu, les conversations des villageois commentant la petite actualité locale.

Il attendait les rares jours de pluie, jours de repos tant espérés, car on ne pouvait mouiller la farine et dans leur modeste écurie il retrouvait son amie. La vétusté du décor décuplait son imagination et dans la semi-obscurité de leur pauvre abri il lui racontait des histoires d’ânes jouant dans l’herbe grasse des montagnes, rafraîchie de rosée, que pourtant il n’avait jamais vue.

Que lui importait la fadeur des jours, l’ennui des pas répétés, le mouvement cyclique de son existence.

Quand il le décidait il n’était plus là.