Écrit à plusieurs mains et en ligne en poursuivant le début proposé par un auteur.Texte commencé par Hermano.
Bordeaux – Juin 1988.
Les jumelles se hâtaient sur le trottoir. Elles descendaient l’avenue des “Prés fauchés” et arrivaient à la hauteur de la rue Saint-Jacques.
Elles pouvaient avoir dans les soixante ans. Les cheveux bruns relevés en chignon et, toutes deux coiffées du même chapeau bleu canard, toutes deux identiques dans leur tailleur Chanel pied de poule noir et blanc, elles avaient l’air un peu ridicule sur ce trottoir qui allait vers le fleuve.
Même un œil exercé avait du mal à trouver une différence entre les deux femmes qui, malgré leur âge, avaient conservé cette identité remarquable, et cela leur plaisait beaucoup. Elles s’amusaient d’ailleurs avec application, comme deux gamines, à changer de place ou de côté régulièrement pour semer la confusion chez ceux qu’elles rencontraient. Et c’est ce qu’elles faisaient encore là, en alternant de temps en temps leur position sur le trottoir, comme par habitude.
Paula, cependant, avait un tout petit grain de beauté supplémentaire à gauche, juste au-dessous de la lèvre inférieure. Josia ne portait apparemment aucun signe particulier mais ne se départait jamais de ses lunettes noires. À moins que ce ne fût le contraire, on ne sait jamais avec des jumelles.
Un petit garçon se tenait au coin de la rue Saint-Jacques. Il pouvait avoir douze quatorze ans, des yeux bleus comme un glacier de montagne. Ses cheveux jaunes, un peu longs, lui arrivaient aux épaules et, quand il les vit s’approcher, il parut les reconnaître et s’avança vers elles. Il tenait une enveloppe à la main.
– Excusez-moi pour cette brusque confrontation ; il me semble que l’une de vous est la dame que j’essaye de retrouver depuis quelques mois.
Les femmes s’arrêtèrent, le regardèrent avec suspicion.
Puis l’expression sur leurs visages changea presque en même temps, maintenant douce et accueillante.
Le garçon les regarda à nouveau et se sentit encouragé à continuer.
– Laissez-moi aller droit au but.
Ma chère maman, décédée il y a un an, m’a laissé cette enveloppe avec une photo et une courte lettre :
“Tu m’as si souvent posé des questions sur tes grands-parents. Je n’ai jamais connu mon père ; j’étais une enfant adoptée. De ma mère, je sais seulement qu’elle a été amenée avec sa sœur jumelle quelque part dans l’avenue des Prés fauchés. Cette photo est la seule que je possède grâce à mes aimables parents adoptifs qui avaient promis de garder secrète l’identité de ma mère”.
Il tendit fébrilement l’enveloppe aux dames et attendit patiemment tout en regardant leurs visages à la recherche de signes d’approbation.
… …
Un silence chargé de mille questions suivit cette rencontre.
Les deux dames lisaient et relisaient la lettre, chacune à son tour ; elles examinaient la vieille photo.
L’expression de leurs visages passa de la peur à la contrariété,
de l’anxiété au dépit.
Cette rencontre les ébranlait comme s’il y avait eu un tremblement de terre.
Malgré leurs soixante piges, leur allure de grandes dames presque identiques, on aurait dit qu’elles perdaient leur contenance.
Que pouvait dévoiler cette lettre ?
Quel sens avait ce retour vers le passé ?
Paula, celle qui avait un petit grain de beauté au-dessous de la lèvre inférieure, affichait un sourire affecté.
Josia semblait très troublée ; son visage passa, en quelques secondes, du rouge écarlate au blanc. Une petite goutte apparut sur un de ses verres fumés…
De son côté, …
Le garçon scrutait leurs visages avec espoir, passant de l’une à l’autre. Son jeune visage reflétait une telle attente que Josia se décida à rompre le silence qui pesait sur son cœur depuis plus de quarante ans. D’une voix tremblante, elle se pencha vers l’enfant et lui demanda :
- Aurais-tu une photo de ta maman ?
L’enfant plongea aussitôt la main dans son blouson pour extraire une photo de son portefeuille. C’était le portrait d’une jeune femme d’une trentaine d’années. Une certaine mélancolie se lisait sur son joli visage malgré sa tenue colorée et les exubérantes mèches rouges qui éclaboussaient sa chevelure blonde.
Paula ne put retenir une exclamation.
- Mais c’est le portrait craché de tante Mathilda !
Cependant, Josia continua à interroger l’enfant.
- Pouvons-nous t’inviter à boire quelque chose au café pour que nous puissions discuter plus à notre aise ?
Intimidé, l’enfant hocha la tête.
- Comment t’appelles-tu ?
- Thomas Spencer.
Il avait prononcé son nom à l’anglaise.
- D’où viens-tu, Thomas ?
- De Southampton, en Angleterre.
Paula leva un sourcil circonflexe.
- Dis-donc Josia, n’est-ce pas là-bas que tu es partie comme jeune fille au pair ?
Josia blêmit.
Son passé, tel un boomerang, lui revenait en pleine face, devant de cet enfant qu’elle ne connaissait pas il y a quelques minutes. Non ! Cela n’était pas possible…
Et pourtant…
Tout rejaillissait dans sa tête !
Elle était partie en Angleterre comme jeune fille au pair chez un riche armateur, Lord Fadminton. Elle gardait les deux enfants de la famille : William et Edward.
Elle était jeune et crédule et Lord Fadminton lui faisait une cour discrète, mais insistante. Elle avait fini par céder. Un instant de faiblesse…
Elle en frissonne encore ! Elle était tombée enceinte.
Cela aurait été un véritable scandale. Lord Fadminton avait tout payé : son séjour dans le Sussex dans la ferme d’un de ses métayers et son accouchement dans la plus grande discrétion.
L’enfant avait été déclaré sous le nom de la fille du métayer…
Ils étaient assis à la terrasse du café. Étonnant trio que ces deux femmes identiques, d’un âge avancé, et ce petit garçon au visage triste. La terrasse était inondée de la lumière biaisée de l’automne et des bruits de la ville, l’emballement des moteurs à un feu rouge tout proche ne pouvait gêner leur conversation car les trois se taisaient. Thomas ne cherchait plus de mots, il avait fait un immense effort pour exprimer sa requête et le trouble des deux jumelles, surtout celui de Josia qui ne le quittait pas des yeux, le plongeait dans une intense anxiété.
Le regard bleu de cet enfant la ramenait quelques quarante années en arrière, auprès de cet homme dont elle avait été amoureuse. La perte d’un amour et l’abandon d’un bébé ne s’effacent pas facilement et voici que ces accidents de jeunesse, jamais complètement enterrés, resurgissaient violemment, comme si sa vie depuis son départ d’Angleterre jusqu’à cette terrasse de café n’avait été qu’une longue parenthèse.
Était-ce possible ? Une certitude s’imposait à elle car tout coïncidait : la ressemblance physique, le lieu, le nom. Cet enfant était son petit-fils. Mais qu’était-il advenu de sa maman, ce nourrisson tenu de brefs instants contre elle, jadis, et dont le souvenir était si fort malgré sa volonté farouche de l’oublier. Josia n’entendait plus les bruits de la rue ; cette fille qui lui semblait encore bouger dans son ventre elle ne la reverrait pas, Thomas était orphelin. Dans son brusque réveil montaient une foule de questions. Quel destin cruel avait amené la jeune femme à se séparer elle aussi de son enfant ? Celui-ci portait son nom, où était son père ? De quoi était-elle morte ? Emportée par une irrésistible force intérieure Josia décida subitement de renouer avec son passé. Après avoir échangé un regard complice avec sa sœur elle prit la main de Thomas et doucement lui dit :
“Nous allons t’accueillir dans notre maison avenue des Prés Fauchés ; tu y seras au chaud et en sécurité.”
Le jeune garçon sourit comme si cette proposition le rassurait un peu.
Les deux dames rejoignirent leur foyer, accompagnées de Thomas.
Il se demandait quel genre de maison elles habitaient, vers où elles l’emmenaient, où il allait dormir.
Habitué à courir et à marcher vite, il adaptait son rythme de marche à celui des dames qui peinaient en terrain montant.
Étonné de l’accoutrement de ses nouvelles compagnes, il tentait avec difficulté de les différencier.
Josia se sentait très émue par cet événement ; cela la rendait affectueuse et protectrice ; Paula montrait plus de retenue, gardant une distance.
Toutes les deux éprouvaient une grande envie d’en savoir plus au sujet du passé de Thomas et de sa mère.
Tandis que …
Tandis que Paula préparait le thé, Josia et Thomas s’étaient assis au salon. Elle semblait fascinée et ne pouvait quitter des yeux ce jeune garçon aux yeux bleus comme des glaciers, un peu perdu au fond de ce fauteuil Voltaire tapissé de velours grenat. Il n’y avait pas de doute, cet adolescent était bien son petit-fils. Elle voulait en savoir davantage mais n’osait pas encore poser de questions.
- Je t’écoute, fit-elle.
- Je vous ai retrouvée en cherchant sur Internet : je ne savais que “les Prés fauchés” et les “jumelles”. Il m’a été facile de retrouver la ville, il n’y a que deux avenues des Prés fauchés en France ! Et puis j’ai attendu, attendu, de voir passer des jumelles, deux femmes identiques dont l’une pourrait être la mère de ma mère… Il n’y avait pas beaucoup de chances, mais… le hasard m’a souri et quand je vous ai vues toutes les deux descendre l’avenue j’étais sûr de vous avoir retrouvée.
- Mais comment parles-tu si bien le français, si tu viens de Southampton ?
- C’est que ma mère a été adoptée par un couple de Français qui vivaient à Hastings dans le Sussex, et qui sont en quelque sorte mon grand-père et ma grand-mère. Et puis, ma mère s’est mariée avec leur fils, mon père, qui était professeur de français à Southampton. Alors, vous voyez, c’est normal !
Josia ne pouvait pas en croire ses oreilles. “Normal” n’était peut-être pas vraiment le bon mot pour tout cela !
- Mais, où sont-ils, et que fais-tu là ?
- Ils ont malheureusement disparu l’an dernier dans le naufrage du ferry Herald of Free Enterprise entre Zeebruges et Douvres. Ils étaient allés passer trois jours en amoureux à Bruges en Belgique. Ils en avaient eu envie depuis si longtemps ! Je me sentais tellement seul après cette catastrophe. C’est là que j’ai trouvé la lettre de ma mère et que j’ai commencé les recherches… J’ai même retrouvé mon vrai grand-père, Lord Fadminton !
À l’énoncé de ce nom, Josia pâlit instantanément, alors que sa sœur Paula arrivait avec le thé et les biscuits.
La nouvelle grand-mère intima le silence à son petit-fils et prit son air le plus “full tweed” :
- Paula, je crois bien que notre famille vient de s’agrandir ! fit-elle de sa voix la plus joyeuse pour tenter de masquer son trouble. Nous n’allons pas harceler ce garçon de questions, n’est-ce pas ? Tout cela viendra en son temps, et en attendant accueillons-le de notre mieux, dit-elle en saisissant en tremblant la pince à sucre pour se donner une contenance.
- Combien de sucres, Thomas ?
- Only one, with a cloud of milk, please. Oh, pardon ! Un seul et avec un nuage de lait, s’il vous plaît madame !
- Madame ! Pfff ! Il va falloir trouver autre chose !
Une semaine plus tard, un vieux Monsieur à l’allure très digne s’arrêta devant le 23 de l’avenue des Près Fauchés où se trouvait la résidence des sœurs jumelles, une vieille maison bordelaise en pierre dont la porte d’entrée était surmontée d’un mascaron représentant une tête de singe. Il mit son chapeau sous son bras, sonna et attendit.
Paula descendit ouvrir et s’étonna sans rien dire à la vue de cet inconnu.
- Oh, dear, nous nous sommes tant aimés ! fit l’homme avec un grand sourire.
Cette déclaration laissa Paula dans la plus grande perplexité.
- Mais, dear, je suis Lord Fadminton, fit le vieil homme visiblement très ému. Vous vous souvenez ? Jeune fille au pair… chez moi…
- Josia, je crois que c’est pour toi, appela Paula.
Josia reconnut aussitôt son séducteur, l’amour qu’elle n’avait jamais oublié depuis si longtemps. Elle était incapable de prononcer une seule parole.
- Oh dear ! Oh Josia ! parvint-t-il à articuler avec un accent anglais à couper au couteau, je suis veuf as for quatre ans et me voilà pretty well vieux maintenant mais je ne t’ai oubliée jamais, jamais, et quand j’ai reçu ce Georges message sur Facebook, I could not help venir te retrouver en Bordeaux ? Et… je suis là, Josia ! Here I am!
Thomas, qui était assis avec un livre dans un coin de la pièce, faisait mine de ne pas entendre mais souriait intérieurement, comme habité par un grand soleil.
On ne peut pas dire qu’ils eurent beaucoup d’enfants, mais ils vécurent heureux encore de nombreuses années, sous le regard attendri et un peu jaloux de Paula ; c’est vrai que le vieux Lord commençait à vraiment les confondre ce qui, de temps en temps, déclenchait les fureurs de Josia. Chaque jour Lord Fadminton ne manquait pas de descendre chez la fleuriste au coin de la rue Saint Jacques pour ramener quelques fleurs à son amour retrouvé, des bouquets souvent délicatement parsemés de myosotis.
Les après-midis, ils aimaient bien descendre, bras dessus, bras dessous, l’avenue des Près fauchés jusqu’aux quais de la Garonne où ils se promenaient jusqu’au soleil couchant.
Aujourd’hui, Thomas a bientôt cinquante ans. Il va régulièrement fleurir leur tombe au cimetière de la Chartreuse ; sur la plaque funéraire, il a fait graver :
” Tout vient à point à qui sait attendre.
Everything comes to those who wait.”