écrit par Chamans pour “Décors à trous“.
La Seine coule sous la passerelle des Arts, entre le Louvre et l’Institut de France. Dans les eaux calmes du petit matin se reflètent les arbres florissants de ce matin de juin et la coupole dorée de l’Académie Française. De part et d’autre des berges, des siècles d’histoire et de culture nous contemplent.
Accoudé à la rambarde Samuel observe rêveur le fleuve glisser sous le pont son flot lourd et continu. Cette eau verte et massive que ces vénérables monuments voient passer depuis si longtemps circule sans fureur, toujours la même et pourtant jamais la même. Il imagine les bâtisseurs du Louvre du haut de leurs échafaudages rêver comme lui sur ce même cours d’eau. Ils ont vieilli et ils ne sont plus, comme lui vieillira et s’effacera alors que le fleuve égal à lui-même traversera Paris comme aujourd’hui et comme hier. Une belle allégorie de l’écoulement du temps.
Soudain un détail éveille son attention : quelques dizaines de mètres en amont une petite tache rouge. Elle avance vers lui parmi de menus débris à peine ballottés et animés d’un même mouvement uniforme et lent. C’est une fleur, une rose rouge, fraîche et éclatante. Samuel est intrigué et il invente tout de suite l’histoire d’un amant déçu par une longue et vaine attente et d’une fleur jetée à l’eau de rage et de dépit. Cette rose qui passe maintenant sous le pont est le symbole d’un amour brisé.
Mais il faut revenir au présent et à la réalité, abandonner les ouvriers d’antan et les amants meurtris. Samuel s’écarte de la rambarde et d’un pas lent se dirige vers la rive droite. Demain il s’attardera à nouveau sur la passerelle pour un autre petit moment d’évasion.
En ce jour encore jeune, la ville ne bruisse pas encore de l’agitation vibrionnante de l’heure de pointe. La circulation est fluide, peu de péniches viennent troubler la surface du fleuve et comme dit la chanson, les balayeurs sont plein de balais, les cafés nettoient leurs glaces et les amoureux sont fatigués.
La journée au bureau est ennuyeuse et banale, il la laisse couler comme l’eau tranquille du fleuve. Le lendemain le voici à la même heure et au même endroit. L’air est à nouveau léger en cette matinée d’été commençant et la Seine a changé ses reflets, le ciel est à peine voilé par quelques imperceptibles cirrus. Samuel fixe distraitement la surface de l’eau et n’aperçoit pas tout de suite la rose rouge qui vient vers lui, quand il la voit enfin elle n’est qu’à quelques mètres, aussi belle et mystérieuse que celle de la veille. Tout à son étonnement il se dit qu’il doit changer son histoire, la version de l’amant dépité ne tient plus et puis finalement l’heure est bien trop matinale pour un rendez-vous galant !
Non, il s’agirait plutôt hier comme aujourd’hui d’une fleur devenue encombrante, témoin d’une liaison gâchée et initiée par le même séducteur pour qui la rose rouge n’est qu’un subterfuge rituel aux apparences romantiques, une sorte de piège grossier rapidement déjoué par les deux femmes qui s’en sont débarrassées d’un geste las au lendemain d’une nuit décevante.
Cela fait maintenant une semaine que Samuel tous les matins guette la rose rouge qui ne manque jamais d’arriver, ponctuelle, dans sa trajectoire régulière qui la dirige entre les mêmes piles pour poursuivre ensuite sa course de l’autre côté du pont, quitter Paris et sans doute se perdre dans les méandres du fleuve. Aucune des histoires qu’il invente ne parvient à rendre compte de cet étrange évènement.
Samuel le rêveur est dépassé, pourtant ces roses qui viennent à sa rencontre et qu’il est seul à avoir remarquées parlent à son cœur, il ne sait pas, il ne sait plus mais il s’invente des histoires d’amour.
Ah, les amoureux, ils sont passés nombreux sur cette passerelle. Les rambardes sont si chargées de cadenas d’amour qu’elles ressemblent à ces maharadjahs aux lourds colliers.
L’amour a besoin de symboles, cadenas ou roses, compléments des mots maladroits qui le disent si mal. Le cadenas semble sceller une union à jamais alors que la rose inscrit un moment intense dans le souvenir amoureux et ne fige pas le futur. Mais des roses amenées tous les matins par la Seine ?
Samuel interrompt ses pensées, c’est l’heure de regagner la rive droite et, tout en marchant, il lui vient une idée.
Le lendemain matin au lieu de retrouver son poste d’observation habituel il parcourt le pont sans un regard pour le fleuve. Au bureau c’est une morne matinée, il se montre peu concentré sur son travail et les heures s’égrènent trop lentement, enfin midi venu, à la pause de mi-journée il se dirige d’un pas rapide vers la passerelle. Il y a beaucoup de monde, des badauds, des passants, des touristes et même des couples de passants et de touristes amoureux. Il doit jouer des coudes pour retrouver sa position favorite et le voici appuyé à la rambarde regrettant déjà d’oser ainsi défier le sort.
Depuis quelques jours il ne pense plus qu’à ces roses, il n’a aucune explication et que veut-il vérifier exactement ? Une idée comme ça juste pour voir, un vieux fond d’esprit scientifique, vestige de l’intérêt qu’il manifesta au lycée pour le cours de physique, l’a peut-être poussé à faire varier un paramètre. Il est midi trente environ, le soleil est haut, une brise chaude agite les chevelures et pousse des vaguelettes dont le clapot le long des quais berce doucement les rêveries estivales. Et … La voici ! La rose attendue et redoutée avance et ondule au fil du courant. Il ne peut y croire, il en tremble, aucun doute n’est désormais permis, la chose est inconcevable mais ces roses lui sont adressées à lui, le timide et obscur Samuel. D’où viennent-elles et avec quel message ?
Il attend que la fleur passe sous ses pieds et il traverse la largeur du pont pour la voir s’éloigner jusqu’à la perdre de vue, il est plongé dans un trouble profond, comme si elle emportait une part de lui-même vers un ailleurs mystérieux. Il ne retournera pas au travail aujourd’hui. Ses pas le conduisent vers la rive gauche et il descend les premières marches avec cette impression déjà éprouvée de se sentir observé. Son regard s’échappe vers le Pont Neuf et heurte la longue silhouette d’une femme vêtue de noir.
À son cou pend une paire de jumelles et, son sang se glace, elle tient dans le creux de son bras un bouquet de roses rouges. Leurs yeux se croisent un court instant et il lui semble déceler l’esquisse d’un sourire, mais elle se retourne immédiatement et se fond dans la foule qui, aux premiers bienfaits de l’été, peuple le quai Conti.
La mélancolique beauté de cette apparition le bouleverse. Il reste immobile sur les marches, il sait que cette vision hantera sa mémoire jusqu’au dernier instant. Un frisson puissant électrise tout son corps : le bouquet ne comptait plus que sept fleurs ! Que penser, que faire ? Lui revient l’image des bâtisseurs disparus.
Et s’il ne lui restait plus que sept jours ?
Sous cette passerelle chargée d’Histoire et d’histoires, coule la Seine, et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne, la joie venait toujours après la peine.
“L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente”