Berlin, juin 1989
Un piano bar en sous-sol. Le plafond est très bas. Décor années trente. Le mur du fond, dans la pénombre, crache ses briques aux traînées noirâtres. Je suis avec Jacques, dragueur impénitent, toujours à l’affût. Je ne sais plus comment nous avons déniché ce lieu à l’ambiance exquise et surannée. La salle est encore vide. Nous avons donné rendez-vous à nos collègues espagnols, mais il n’est que vingt heures, encore bien trop tôt pour les adeptes de la movida. Accoudés au bar, nous attaquons notre premier whisky. Deux musiciens arrivent, s’installent, commencent à jouer. Une contrebasse et un saxo. Magique.
Et puis c’est elle… Marlène dans l’Ange bleu, avec sa voix un peu rauque, ses collants, son jeu de jambes langoureux sur le tabouret. Je voudrais que plus rien ne s’arrête, je pense que j’ai toujours eu de la chance, de la chance d’avoir des moments comme celui-ci. En me laissant envoûter, je tente de graver l’instant dans ma mémoire. Nous allons passer une soirée inoubliable dans le Berlin d’avant-guerre.
Voilà les Espagnols, cinq ou six, et aussi Rita, la Portugaise. Les Portugaises, je les ai toujours trouvées touchantes, j’adore leur petite façon délicate de terminer les phrases dans les aigus. Depuis notre arrivée, hier soir, Jacques ne la lâche pas d’une semelle. Elle est d’une nationalité qui manque à sa panoplie. Le charme se brise un peu, les notes de musique se couvrent d’un brouhaha ibérique. Nous allons assiéger une table basse. Je reste subjugué par Marlène, en espérant qu’ils vont enfin se taire un peu et goûter comme moi la poésie du lieu.
Nada. L’Ibère n’adhère pas au charme berlinois. Azucena, la fleur de lys, veut nous entraîner dans cette boîte branchée, ce belvédère en haut d’un gratte-ciel. Elle et ses compatriotes ont tous l’air d’être de passage dans ce sous-sol, de s’ennuyer en attendant une fiesta avec d’autres paillettes. Nous baissons pavillon pour les suivre, Jacques parce que le plus important pour lui, c’est d’abord Rita, et moi parce que je déteste rester seul. Et puis, c’est vrai que Pepí me fait craquer. Pepí, c’est le diminutif de Josefa, c’est plus joli.
Jolie Pepí, “una morena”, et intelligente, et subtile, et souriante, et tout et tout ! Une pépite, comme le dit son nom ! Trop bien pour moi, Pepí, elle a bien trop de courtisans, et puis il y a Adolfo, son patron qui veille sur elle, pas possible de faire un écart. Je la connais depuis longtemps, Pepí, à Paris, à Rome, à Madrid où j’ai même dîné chez elle. Elle a un mari, et deux filles adorables qui apprennent le français, et à qui j’ai offert Le petit prince, El pequeño principe. La compagnie de Pepí m’enchante, alors le boum boum de la boîte d’où l’on découvre l’horizon de Berlin finit par me devenir supportable.
Déhanchements, tours de piste. On danse encore et encore. Je reste sans conviction. “¿Te aburres?”, me fait Azucena vers les deux heures du matin. Je rassemble toutes mes connaissances en espagnol pour comprendre qu’elle me demande si je m’ennuie. Je lui réponds que non avec un maigre sourire. Gentille, elle s’assoit près de moi pour me raconter sa vie, mais bon, elle est moins tout que Pepí ! Encore quelques verres et il est déjà quatre heures du matin. La plupart d’entre nous décide de rentrer à l’hôtel, sauf Jacques qui poursuit une piste portugaise qui l’amènera seul au lit.
Plus de métro. Les Espagnols décident de prendre un taxi. Nous nous n’avons pas le même hôtel ; alors je marche pour rentrer, à la fois pour me dégriser et pour faire l’économie du taxi. Le froid est assez vif malgré la saison. Au bout d’un quart d’heure, je décide de m’offrir un taxi moi aussi. Le chauffeur est très aimable. Je me dis que c’est quand même dommage de passer trois jours à Berlin sans voir le mur. Je demande au chauffeur s’il veut bien faire un détour, un petit kilomètre, tant pis pour la facture. Il est très heureux de pouvoir me montrer cela, et aussi de trouver de la compagnie à cette heure-là. Nous filons vers la porte de Brandebourg sur une avenue bordée de tanks de chaque côté. Ambiance.
Rapidement, nous sommes devant le mur. Le silence et la désolation. Personne, désertique, c’est vrai que ce n’est pas un endroit de promenade à quatre heures du matin… Je suis surpris, le mur n’est vraiment pas haut, deux mètres cinquante, peut-être trois mètres. Inondé de tags d’un bout à l’autre.
Devant, une estrade en haut d’une volée marches, pour mieux voir la porte de Brandebourg, de l’autre côté. À l’est, des rouleaux de barbelés en frise, à quelques mètres du mur. Je regrette d’être seul et de ne pas pouvoir partager l’émotion et l’étonnement. De là, je vois aussi le Reichtag, vaisseau abandonné, immense bâtisse incongrue, comme amputée, ainsi collée au mur. Mon taxi est ravi de m’offrir une promenade supplémentaire dans la ville. Il m’emmène à Check Point Charlie et même jusqu’à Charlottenburg, bien seul, bien propre derrière ses immenses grilles, avant de me ramener à l’hôtel. Le jour va se lever. Je paierai seulement vingt marks pour la balade.
Pendant ce temps une fille, très loin, en serrant si fort son oreiller, rêve au garçon qui cette après-midi l’a embrassée sur les dents.
En novembre, on a vu Rostropovitch au pied du mur.
Émouvant : https://www.youtube.com/watch?v=TEx7Pu-Ok5E