Gueules-de-loup
Partie 1…
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Il est des signes qui ne trompent pas. À condition de savoir les reconnaître et les interpréter. Pierre-Luc avait ce don, celui de déchiffrer les messages que le destin prend un malin plaisir à dissimuler sous l’apparence des choses. Pour qui sait les lire, les petits faits du quotidien, aussi anodins soient-ils, laissent affleurer, sous forme d’allusions, quelques signes prémonitoires. Pierre-Luc était à l’affût du moindre indice : coïncidence étrange, rencontre fortuite, présence insolite, absence troublante… Certains symboles étaient d’une évidente clarté, d’autres se présentaient sous l’aspect d’énigmes et seul le temps avait le pouvoir de les résoudre.
Lucile, sa femme, était réticente, pour ne pas dire réfractaire au langage des signes. Quand Pierre-Luc lui faisait part de ses intuitions, elle riait de bon cœur avant de formuler une explication rationnelle qui laissait peu de place à l’émerveillement, encore moins au mystère. C’est la raison pour laquelle il préférait garder ses pressentiments pour lui.
Ce soir-là, pourtant, il ne put s’empêcher de relater un fait qui l’avait troublé le matin même. Lucile était dans la cuisine, occupée à préparer le repas, lorsqu’il lança négligemment :
– N’as-tu pas remarqué cette feuille de papier ?
– Quelle feuille de papier ? Interrogea Lucile, sans lever le regard de la pomme de terre qu’elle était en train d’éplucher ni interrompre un geste mille fois répété, son économe à la main.
– Une feuille de papier blanc, que le vent sans doute a déposée ce matin devant la porte d’entrée.
– Non je n’ai pas remarqué, y a-t-il là quelque chose de remarquable ?
– Ben, c’est le deuxième jour que la chose se répète. Une feuille A4 de papier blanc, immaculée. J’ai ramassé et jeté celle d’hier et voilà qu’aujourd’hui ça recommence ! C’est quand même étrange non ?
– Non pas tant que ça, objecta Lucile, se saisissant d’une autre pomme de terre. Ce n’est pas la première fois que le vent dépose des papiers devant notre porte. Pommes de terre au four ou frites ?
– Oh ! Pour toi tout est toujours normal ! On retrouverait une troisième feuille demain matin que tu …
… que tu ne serais pas plus troublée ! Pour toi rien ne semble jamais étrange.
- Qu’y a-t-il de si étrange à trouver une feuille blanche devant notre porte ?
- Cela pourrait être un signe !
- Un signe, ha ha, un signe de qui, de quoi, bon dieu, toi et tes signes !
- Une feuille de papier blanc pourrait être un présage d’heureux événement, une incitation à…
- Une incitation à… je ne sais pas moi… à écrire…, à faire des cocottes en papier…, à…
- C’est ça ! Eh bien, en attendant d’être Murakami ou Ronsard t’as qu’à faire des cocottes en papier ! Voilà ! Et toujours en attendant, attrape-moi le plat là-haut, j’y arrive pas ! Non ! Pas celui-là, à côté !
- Tu me parles de Murakami, tiens… plutôt que des cocottes en papier on pourrait essayer les origamis, non ? J’ai un bouquin là-dessus, il y en a de fantastiques, et c’est quand même plus classe que les cocottes en papier, non ? … … et puis chaque pliage est tellement étrange : un oiseau, une libellule, un rhinocéros ! qui semblent tous porter un sens caché…
Lucile ne répondit pas, elle n’écoutait plus Pierre-Luc depuis qu’elle était passée à côté, dans la remise, pour aller chercher la friteuse.
On sonna à la porte : une musique de clavecin. Pierre-Luc, encore dans ses pensées orientales d’animaux fabuleux en origami, alla ouvrir en se demandant qui pouvait bien ainsi sonner chez eux un dimanche à midi…
Pierre-Luc ouvrit la porte et se trouva face à un homme impeccablement vêtu, figé dans une inquiétante immobilité et dont les yeux à peine colorés dirigeaient vers lui un regard de glace.
- Bonjour, je suis votre nouveau voisin. Et je crois devoir vous demander de bien vouloir m’excuser. Le vent m’a volé hier quelques feuilles de papier et ils se peut que certaines aient échoué devant votre porte.
- En effet monsieur, hier et même aujourd’hui, dit Pierre-Luc rassuré de tenir l’explication d’un phénomène qu’il considérait déjà comme mystérieux et l’inquiétait depuis le matin, mais il n’y a pas lieu de vous préoccuper pour si peu. Je n’ai eu qu’à les ramasser et les jeter à la corbeille.
À ces mots l’homme blêmit et ne rompit le silence qu’après un moment qui parut une éternité à Pierre-Luc
- C’est que … J’aimerais récupérer ces feuilles …
- Mais ce ne sont maintenant que des bouts de papier froissés
- Certes mais j’y tiens vraiment beaucoup. S’il vous plaît pouvez-vous me les restituer ?
- Si vous y tenez tant bien sûr. Attendez quelques secondes et je vous les remets.
Et ainsi fut fait, après des remerciements longs et alambiqués, l’homme tourna les talons pour se diriger d’un pas lent vers la maison voisine. Après l’avoir observé quelques secondes Pierre-Luc se précipita dans la cuisine ou Lucile venait juste d’allumer le gaz sous la friteuse.
- L’énigme des feuilles de papier est résolue !
- A la bonne heure ! S’écria Lucile sur un ton ironique. Je suppose donc que, faute de matière première, les ambitieux projets origamiques sont reportés à plus tard !
- Je ne sais pas, pas sûr. Mais nous avons maintenant une autre énigme sur les bras, bien plus importante et surtout bien plus inquiétante. Je soupçonne notre nouveau voisin d’être un extraterrestre !
- Un extraterrestre ? ha ha, et toi, t’as fumé la moquette, mon vieux ?
- Je t’assure que cet homme n’est pas d’ici ; ce regard glacial, cette attitude hyper rigide, cette politesse surfaite…
- Et de ton côté, une imagination délirante et une naïveté de bambin ! Je te sers des frites, ça te remettra peut-être les pieds sur terre ?
- Mm, mm, pas mauvaises ! Mais ce nouveau voisin m’inquiète ; s’il arrive de Mars, il ne connait ni notre terre, ni les coutumes des terriens ; par où est-il arrivé ? Est-il seul ? Et cette musique de clavecin, tu l’as entendue ?
- C’est reparti ! les feuilles de papier blanc, une personne rigide, une musique de clavecin, et tu en fais tout un roman ! tu n’irais pas faire une petite sieste, chéri ?
Vous l’aurez compris cette histoire d’extraterrestres n’était qu’une histoire inventée par Pierre-Luc pour se moquer sa femme. Il n’empêche que le démarcheur sans être un extraterrestre était vraiment bizarre.
De plus il avait parlé d’origamis à Lucile pour lui montrer qu’il valait mieux que les cocottes en papier. D’ailleurs il n’avait aucune patience pour réaliser ce type de pliages, pas plus que pour les puzzles. Autant d’activités qui l’exaspéraient !
Après des heures perdues pour ce type de manipulation, on se croyait obliger de les placer sur une étagère ou sur un mur pour les faire admirer par les amis ou la famille.
Le seul plaisir qu’il avait ressenti dans ce domaine c’est quand il pliait, enfant, du papier afin d’aboutir à un avion qu’il envoyait en l’air après avoir soufflé sur la pointe.
La patience il la réservait à la détection de signes ou d’indices significatifs.
Malgré l’incrédulité de Lucile, ces feuilles blanches étaient indubitablement des signes…
Pierre-Luc Sleeds, car c’était son nom, avait trouvé son nouveau voisin étrange mais néanmoins très aimable.
Une personne de type asiatique, absolument correcte, d’une politesse également tout asiatique, mais qui restait vraiment énigmatique pour lui. Cela le tracassait. Il n’avait su que satisfaire à sa demande de restitution de ces deux feuilles blanches, tellement elle était posée avec courtoisie et fermeté. Mais pourquoi n’avait-il pas osé quelques questions à propos de ces drôles de feuilles qui semblaient avoir tant d’importance pour cet homme.
Bon, quoiqu’il en soit, il pourrait revenir sur le sujet ; après tout son nouveau voisin lui paraissait quelqu’un d’assez sympathique.
- Sympathique… sympathique… se prit à penser tout haut Pierre-Luc, tout en mangeant ses frites… des feuilles blanches… Mais pourquoi a-t-il voulu récupérer ça… ?
- Bon, ne te fais pas tant de romans, ne t’inquiète pas, fit Lucile, finalement prise de compassion pour son mari qui se gâchait la vie avec autant d’hypothèses, qui se perdait dans tant de conjectures. Tu sais, tu peux passer à autre chose maintenant. Non ?
- Sympathique… des feuilles blanches… “Bon sang, mais c’est bien sûr !” fit Pierre-Luc se frappant le front et imitant ironiquement l’inspecteur Bourrel. Si ces feuilles blanches avaient autant d’importance, c’est peut-être qu’elles étaient écrites à l’encre sympathique ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt !?
- Alors là ! Bravo ! Je m’incline très bas ! Toi, tu as vraiment de l’imagination ! Tu devrais prendre des notes et écrire des romans, fit Lucile en secouant la tête, mi-ironique, mi-compatissante.
On sonna de nouveau à la porte. Sleeds adorait ce carillon au son de clavecin qu’il avait choisi et installé lui-même. Il s’essuya les lèvres, se leva et alla ouvrir. Personne.
Seule, une feuille blanche était scotchée sur la porte d’entrée…
Tout d’abord, Sleeds examina la feuille avec précaution, la décolla, examina l’autre face, enleva le papier collant, observa l’endroit de la porte où avait été collé le papier puis rentra ; il descendit à la cave où il avait un bureau, un ordi, et une pièce où il avait du matériel de bricolage et toutes sortes d’objets de mesurage, d’optique, de pesée.
À l’aide d’une loupe, il étudia scrupuleusement toutes les parties de la feuille. La structure lui parut régulière ; rien de spécial non plus dans l’aspect du papier collant si ne n’est une trace de doigt très fine….
Oui, il y avait cette trace de doigt… mais les extraterrestres de David Vincent n’avaient-ils pas de doigts ? Oui, les extra-terrestres… cela pouvait être plausible, mais il n’y croyait plus vraiment depuis longtemps.
Il repensa à la possibilité d’une écriture à l’encre sympathique. Une écriture au lait ou au citron comme ils s’amusaient à en faire avec son frère dans son enfance. Pour que ces feuilles blanches aient tant d’importance, son voisin pouvait être un espion, quelqu’un cherchant à communiquer secrètement… avec un complice…, une maîtresse peut-être ? Pourtant, cette feuille-là, celle qu’il tenait dans ses mains, lui était bien adressée puisqu’elle était collée sur sa porte… à moins… à moins d’une erreur, bien sûr.
Pierre-Luc Sleeds laissa de côté tout son matériel sophistiqué, trouva une bougie dans un coin de la cave, sorti son briquet pour l’allumer et entreprit de passer légèrement la feuille blanche à la flamme de la bougie. Des lettres apparurent presque aussitôt. Seulement un texte très court écrit en majuscules, une sorte d’étiquetage effrayant :
L E P I R E D E S C R U E L S
LE PIRE DES CRUELS… Habitué des énigmes, Pierre-Luc Sleeds déchiffra immédiatement l’anagramme qui n’était autre que celui de son nom !
En fait Pierre-Luc Sleeds avait une double personnalité, chacune ignorant l’autre. Lorsque le voisin au regard transperçant était apparu sur son palier, son cerveau avait fait un blocage pour refuser de regarder la réalité en face.
Et voici que cette anagramme faisait entrer en collision des souvenirs de ses deux lui-même. Une collision digne d’un choc de météorite !
Sleeds relut plusieurs fois les mots, effaré. Les idées se bousculaient dans sa tête ; ” sympathique, cruels, …espion, …le pire, … moi ? …un autre moi ? …” Un vrai combat se produisit dans les pensées de cet homme. Son visage devint rouge écarlate ; sa tension atteignit des sommets ; son rythme cardiaque s’accéléra. Déstabilisé, il s’appuya sur une vieille commode et parvint à s’asseoir sur une chaise. Il appela Lucile. Cette dernière, bien décidée à ne pas entrer dans “le monde des signes” de son mari, chantait de vieilles chansons d’amour, en faisant la vaisselle. Elle ignorait ce qui se passait à la cave.
Un gouffre venait de s’ouvrir sous les pieds de Pierre-Luc. Qui était Pierre, qui était Luc ? En plus de ses interrogations existentielles qui le plongeaient dans un trouble profond, il se sentit tout à coup envahi par deux sentiments contradictoires. D’abord celui d’une grande excitation, lui l’amateur d’énigmes et de mystères était comblé. Là il tenait quelque chose d’extraordinaire et de vraiment hors du commun. Mais en même temps il était pris d’une angoisse prégnante, ce voisin, extraterrestre ou pas, l’inquiétait vivement, pire, il le terrorisait. Mille questions se bousculaient, l’homme avait pu lire son nom sur la boîte à lettres et jouer avec mais que pouvait bien signifier la référence à cet être abominable ? Était-ce lui ? Lui le voisin ou lui Pierre-Luc ? Mais pourquoi dissimuler le message à l’encre sympathique ? Et cette façon quand même un peu intrusive de s’avancer jusqu’à la porte d’entrée pour y placarder la feuille ? La seule chose tangible était ces empreintes de doigt qu’il avait soigneusement récupérées, mais qu’allait-il en faire ? C’est sûr, cette histoire allait l’occuper à temps plein pendant quelques jours et il avait bon espoir de progresser. Lucile n’avait pas répondu à son appel et il ne l’informerait pas de tous les détails de ses investigations, inutile d’aller au-devant de moqueries déplacées et peu constructives. Il reprenait son souffle peu à peu et gambergeait sur cette inscription : « Le pire des cruels », qui donnait « Pierre-Luc Sleeds » et sans même qu’il en ait vraiment conscience son esprit, habitué aux signes dissimulés avait poursuivi son exploration du domaine des lettres lorsqu’il pâlit, sur un écran tendu à l’intérieur de son crâne venait d’apparaître une nouvelle anagramme, insolite et pas du tout de nature à calmer ses angoisses : « Les pleurs de cire »
“Les pleurs de cire”… C’était le titre d’un polar suédois qui avait fasciné Pierre-Luc. Il visualisait encore la couverture : une tête de poupée dont les yeux vides versaient des larmes noires. L’intrigue était basée sur l’histoire vraie d’un duo de serial killers qui opérait depuis plus de vingt ans dans le monde entier.
Le titre faisait référence à la signature des tueurs, la poupée au visage terrifiant qui illustrait la jaquette du livre. Les profilés pensaient que l’un des assassins était une femme ayant subi des vilenies pendant son enfance. Le nombre exact de tueurs n’était pas clair et les modes opératoires étaient variés. Les crimes intervenaient souvent en bord de mer.
Pierre-Luc avala sa salive avec difficulté. Il était devenu blanc comme un linge. Cette histoire le troublait au plus haut point et il comprenait mal pourquoi. Il fallait qu’il en parle avec une personne de confiance.
Justement il devait prochainement voir son copain Alain…
Son copain Alain qui vivait depuis quelques temps à Darwin avec sa compagne Mélanie. Ils avaient fondé une grande école de voile. Ils s’étaient connus au temps de leurs études ; ils avaient guindaillé ensemble puis s’étaient perdus de vue, lorsque Pierre-Luc était parti pour l’Australie. Émigré lui aussi sur la grande île, Alain avait trouvé les coordonnées de Sleeds sur Internet et l’avait recontacté espérant se refaire quelques copains. Ils avaient correspondu par mails, s’étaient raconté quelques nouvelles ; issus du même pays, ils avaient envie de se revoir d’autant plus qu’ils avaient de joyeux souvenirs en commun ; par ailleurs, le caractère de Sleeds, toujours sur le qui-vive, toujours en recherche de sens du moindre signe, fascinait Alain, plus terre à terre, d’un naturel intéressé et égoïste caché par l’humour et la jovialité.
Pierre-Luc se disait que ce copain pourrait peut-être l’éclairer sur l’affaire des papiers blancs et des messages cachés, le rassurer, le conseiller. Impatient, énervé, angoissé un maximum, il écrivit un mail à son copain, lui expliquant ses tracas, et le priant d’avancer sa visite.
Mais après plusieurs messages sans réponse Pierre-Luc s’interrogeait. Pourquoi Alain, avec qui il avait entretenu une longue relation de belle camaraderie, ne répondait-il pas ? Était-ce juste un problème d’adressage électronique ou quelque chose de plus grave ? Il finit par se décider à l’appeler au téléphone sans plus de succès malgré des essais répétés. Bizarre, Pierre-Luc était inquiet devant cette nouvelle énigme. Car évidemment ses mails et ses appels auprès de Mélanie avaient été également vains. Bien sûr il avait besoin d’Alain pour recueillir ses conseils sur le problème de cet étrange voisin, de ses feuilles blanches et de ses angoissantes anagrammes, mais ce silence mystérieux était devenu sa préoccupation majeure. Aussi, depuis Katherine où il avait dû se rendre pour un déplacement professionnel – et qui était bien plus proche de Darwin qu’Alice Springs -, prévint-il Lucile qu’il comptait se rendre à Darwin. Sans se perdre dans les détails il lui expliqua que ce voyage auprès d’un copain qu’il souhaitait revoir serait de courte durée, de Katherine à Darwin il n’y avait que quelques heures de route.
Parvenu dans la métropole nord-australienne il se dirigea vers l’école nautique, qu’il connaissait et qu’il eut la mauvaise surprise de trouver fermée. C’est alors qu’il remarqua deux hommes en pleine conversation qui ne dissimulaient pas leur abattement, en se rapprochant d’eux il s’aperçut qu’ils parlaient en français.
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Partie 2…
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Étienne était venu seul. Il avait garé son camping-car sur le belvédère au-dessus des gorges. Quinze ans qu’il n’était pas revenu là. Une sorte de pèlerinage pour lui.
En ce début de juin, aucun touriste, c’était le calme absolu. Il était onze heures, le temps était aussi magnifique que ce jour-là, l’air aussi léger. Étienne regardait sans la voir, à la sortie des gorges, la rivière qui serpentait entre le rocher escarpé où se tenait le village et les prairies à perte de vue sur l’autre rive.
Il passa la main dans ses cheveux. Il restait là, accoudé au garde-fou du belvédère. Un passant aurait pu le croire en pleine rêverie, mais son esprit bouillonnait, trop occupé pour jouir de la majesté et du calme des lieux. Les yeux rivés sur le même point fixe, tout affluait de nouveau à sa mémoire. Depuis qu’il était venu ici avec Steve, Alain et George rien n’avait changé, sauf peut-être…
Depuis qu’il était venu ici avec Steve, Alain et George rien n’avait changé, sauf peut-être…
Cette corde le long de la falaise sud, effleurant le rocher que son regard ne quittait pas. Ce rocher si précisément gravé dans sa mémoire, humide et glissant car jamais exposé au soleil. Ce rocher fatidique où certainement personne n’avait osé reposer le pied depuis l’accident, du moins sans l’aide de cette corde qui n’existait pas lors de leur périlleuse randonnée, organisée par Steve pour sceller leur amitié. Puis il y avait eu l’idée du plongeon à laquelle la chaleur écrasante de cette caniculaire journée de juin les avaient tous ralliés, et la difficile descente jusqu’à cet étroit rocher afin d’accéder à une petite plate-forme naturelle surplombant la rivière. Cette éprouvante progression avait accru le désir de se laisser enfin tomber dans les eaux vertes profondes et fraîches, à l’ombre ou au soleil sombres ou scintillantes. Mais Steve n’a jamais accédé à la plate-forme.
Soudain Étienne tendit l’oreille …
Une pierre dévalait de la falaise. Elle rebondissait sur la pente. À chaque saut elle volait dans l’air pour retomber plus loin. Finalement elle arriva à la petite plate-forme, fit un dernier saut et elle plongea dans le lac de Sainte-Croix.
C’était une pierre analogue qui avait scellé le destin de Steve. Les jeunes gens avaient décidé de gravir la falaise pour aller plonger dans les eaux bleutées du Verdon. Tous les quatre, sportifs aguerris, faisaient la course pour arriver le premier à la plate-forme ! Steve était en tête, il allait accéder en tête sur le promontoire, quand une pierre le faucha dans sa montée. Il lâcha et dévala la falaise.
Étienne, en vain, tenta de le retenir au passage. Il ne put que le toucher, la descente de son ami était trop rapide. La course de Steve se termina dans l’eau du lac de Sainte Croix. Accrochés à la falaise, les trois amis ne purent qu’assister, impuissants, à l’engloutissement de Steve dans le Verdon. Seul un filet de sang à la surface de l’eau marquait le point de chute du malheureux jeune homme…
Que le lecteur ne soit pas troublé : il faut dire que le lac de Sainte Croix est un lac de barrage construit sur le cours du Verdon. Un site admirable ! Quant à savoir si, pour atteindre cette damnée plate-forme les quatre jeunes-gens montaient ou descendaient, je vous conseille de demander aux gens du coin si vous visitez la région.
Mais ce qui est certain, c’est malheureusement qu’une pierre avait dévalé la pente pour heurter Steve en plein front, le faire dévisser de sa prise sur la roche et tomber trente mètres plus bas dans cette eau si convoitée qui maintenant se teintait de sang. L’horreur, on aurait pu se croire dans une scène du film Délivrance. Manquaient le banjo et la guitare…
Étienne, accoudé au belvédère, pensait à tout cela avec douleur… comment, avec George, ils avaient difficilement atteint la rivière très profonde au niveau de ce lac de Sainte-Croix pour tenter de sauver Steve, pendant qu’Alain partait alerter les secours.
Alain… Étienne s’était toujours demandé si…
Cette question l’assaillait régulièrement, mais tout cela était si loin ! Quinze ans ! Depuis George et Étienne avaient fait leur vie, ils étaient tous deux mariés et étaient restés unis par une solide amitié. Étienne était le parrain de la fille aînée de George qui était celui du fils d’Étienne, ils se voyaient très souvent et par bonheur leurs épouses s’entendaient bien. Quant à Alain ils ne l’avaient plus jamais revu si ce n’est aux obsèques de Steve. Étrange. Et Étienne était à nouveau saisi par cette question. Alain n’avait prévenu les secours qu’en fin de journée, plus de deux heures après l’accident, alors qu’il n’était qu’à quelques kilomètres de Moustiers-Sainte-Marie. Il avait prétexté un malaise. Peu plausible. Avec beaucoup de chance Étienne et George avaient réussi à sortir Steve de l’eau et il vivait encore, si les secours étaient arrivés une heure plus tôt ils auraient certainement pu le sauver.
Cette question lancinante taraudait Étienne depuis quinze ans, il savait que George se la posait aussi, mais aucun des deux n’avait jamais osé en parler : Et si Alain n’avait pas été victime d’un malaise comme il l’a prétendu ?
Et si Alain n’avait pas été victime d’un malaise ?
Étienne en était là de ses pensées lorsque son téléphone se mit à vibrer. C’était George.
- Salut George, je suis content que tu m’appelles, j’en ai bien besoin. Tu ne devineras jamais où je suis…
- Il y eut un silence :
- C’est en rapport avec Steve ? C’est l’anniversaire aujourd’hui…
- Oui, tu as deviné, je suis au lac de Sainte-Croix.
- Sale souvenir… Je t’appelle parce que j’ai découvert un truc à propos d’Alain.
- Le cœur d’Étienne s’accéléra.
- Mais encore…
- C’est ma petite fille qui l’a retrouvé. L’autre jour, en feuilletant de vieux albums photo avec elle, je suis tombé sur des photos de notre expédition et je lui ai expliqué que je n’avais plus du tout de nouvelles d’Alain. Avec un logiciel de reconnaissance faciale, elle a fait des recherches sur internet et elle a retrouvé sa trace en Nouvelle-Calédonie.
- En Nouvelle-Calédonie ? Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?
- Il tient une grosse école nautique avec sa femme.
- Tiens, pourquoi partir si loin ?
- Peut-être parce que sa femme… c’est l’ex de Steve.
Étienne s’enferma dans un long silence.
- Je le crois pas !
- Si, il n’y a aucun doute possible, ma fille a extrait quelques photos du site de leur école, c’est bien elle, il semble qu’elle s’occupe avec lui de leur petite entreprise.
- Mélanie, qui a disparu aussi. Et nous qui mettions ça sur le compte du chagrin, nous n’avons jamais cherché à la revoir, craignant de lui rappeler de cruels souvenirs, que nous imaginions à vif. Les bras m’en tombent. Les enfoirés !!
- Attends, ne tire pas de conclusions trop hâtives, nous ne savons pas ce qui s’est passé exactement, le fait qu’ils soient partis ensemble en Nouvelle Calédonie ne prouve rien … Même si bien sûr ça éveille quelques soupçons … Tu penses à une complicité ?
- Je suis en train de me refaire le film, Mélanie n’était pas avec nous, rappelle toi que Steve avait tenu à ce que nous soyons entre nous quatre, mais elle est du coin et avait préparé l’expédition avec lui. Et ça, ça ne calme pas mes soupçons.
- Essaie de te souvenir, il me semble que c’est Alain qui a eu l’idée du plongeon, non ?
- Alain qui a eu l’idée du plongeon ? Franchement, je ne m’en souviens pas… On était tous d’accord. George, on n’est pas en train de se faire un film, là ?
- Bon, peut-être, mais j’aimerais bien en avoir le cœur net. Dis-moi, Étienne, tu as déjà mangé du kangourou ? Il paraît que c’est très bon !
- Du kangourou ! Je ne vois pas le rapport…
- Il me vient une idée : que dirais-tu d’un petit voyage en Australie ?
- En Australie, mais… George…
- Oui ! ma sœur habite là-bas, à Alice Springs, en plein désert, et ça fait deux ans qu’elle me harcèle pour que j’aille la voir ! Juste 23 heures d’avion !!! (Rires) Un bon prétexte, non, pour aller tirer un peu cette affaire au clair ?
- Euh… ta sœur ?
- Oui, ma sœur, Lucile, tu la connais ! elle s’est mariée avec Sleeds !
- Oui, Lucile, mais Sleeds… je ne vois pas !
- Mais si ! Pierre-Luc, Pierre-Luc Sleeds, ils étaient tout le temps fourrés ensemble, ils faisaient tous les deux la fac d’anglais !
- Ah, si ! Je me souviens vaguement maintenant, un peu allumé, ce type, non ?
- D’après ce qu’a vu ma fille, Alain et Mélanie sont à Darwin, on pourrait leur faire une petite visite comme ça, l’air de rien ? Il paraît que le coin est infesté de crocodiles, on en trouve même dans les caniveaux ! Des crocodiles de mer ! C’est à deux ou trois heures d’avion d’Alice Springs, à moins que tu préfères un road trip dans le désert ?
- Pourquoi pas, après tout… C’est vrai que ça m’a toujours tenté d’aller faire un tour là-bas… aux antipodes !
- La meilleure période, c’est vers la fin du printemps, en novembre-décembre, dans 4 mois ! Après, il fait vraiment trop chaud. Alors, tu serais d’accord ?
- Hum… fit Étienne pensif, en regardant le lac et la rivière en dessous de lui. Oui ! je suis d’accord ! lâcha-t-il finalement avec enthousiasme : un vieux routard comme lui ne savait pas résister à l’appel du désert. … Et puis, j’ai vraiment envie d’en avoir le cœur net pour cette histoire de Steve. C’est d’accord !
- En Australie, ça alors ! se mit à penser Étienne. Mais… George… tu ne m’as pas dit que ta petite-fille avait vu sur Internet qu’Alain était en Nouvelle Calédonie… ?
- Ah bon ? s’étonna George, pourquoi t’ai-je dit Nouvelle-Calédonie ? Mais non ! Mais, non ! c’est bien en Australie qu’ils sont ! À Darwin, comme je viens de te le dire. Bon, mais tu es toujours d’accord pour le voyage ?
- Oui, oui, bien sûr ! En novembre, on a dit. Ne me dis pas maintenant que c’est en février !!!
Étienne et George prirent l’avion à l’aéroport Charles de Gaulle. Ils étaient émus, car se rendre de l’autre côté de la terre n’est pas chose courante. George avait été acheter les billets, le voyagiste l’avait averti que compte tenu des escales la durée du voyage serait d’environ 37 heures. Pour trouver les billets les moins chers, ils avaient choisi la compagnie Emirates avec deux escales : une à Dubaï, la seconde à Sydney.
Darwin est la capitale du Territoire du Nord de l’Australie. C’est également la porte de l’immense parc national de Kakadu.
Éreintés, par ce long voyage et le décalage horaire ils passèrent une longue nuit dans l’hôtel qu’ils avaient réservé. Ils savaient qu’Alain tenait une grosse école nautique avec sa femme, l’ex de Steve… Il serait toujours temps le lendemain de prospecter !
Au matin ils se rendirent à l’office de tourisme de Darwin, où on leur donna l’emplacement de cette école.
Elle était fermée, pourtant la mer était calme et les conditions de navigation favorables.
Étienne, mobilisant les quelques notions d’anglais qui lui restaient de sa scolarité, s’adressa au propriétaire d’un magasin d’accessoires pour bateaux qui jouxtait la base.
Il parvint à comprendre qu’Alain et sa compagne étaient partis il y a deux semaines dans le parc national de Kakadu.
Par malchance pendant leur périple un immense incendie s’était déclenché et ils avaient péri carbonisés dans leur Jeep.
Alain ne pourrait plus leur donner d’explications…
Les deux amis étaient dépités. Tout ce long voyage pour tomber sur un bec. Et puis malgré les lourds soupçons qu’ils faisaient peser sur Alain, celui-ci avait quand même était leur ami et la nouvelle d’une disparition aussi affreuse les consternait. C’est Étienne qui prit le premier la parole :
- Je ne le crois pas. Il faut vérifier cette information
- Mais ce monsieur avait l’air sûr de lui !
- Oui mais tous ceux qui diffusent des rumeurs sont toujours sûrs d’eux
- D’accord essayons d’aller plus loin, après tout Alain se spécialise peut-être dans les disparitions et …
George s’arrêta au milieu de sa phrase, un homme s’était arrêté tout près d’eux et les regardait en souriant, comme s’il souhaitait engager la conversation.
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Partie 3
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… Un homme s’était arrêté tout près d’eux et les regardait en souriant, comme s’il souhaitait engager la conversation.
- Bonjour Messieurs, veuillez m’excuser d’interférer dans votre conversation. Je vous ai entendu parler français et il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés. Cela aurait-il à voir avec mon ami Alain qui dirige cette école ?
- Absolument, nous étions étudiants ensemble. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps et nous espérions le revoir à l’occasion de ce voyage en Australie. On vient de nous apprendre qu’on est sans nouvelles de lui depuis l’incendie dans le parc de Kakadu où il était parti en excursion avec sa femme. C’est terrible et nous n’arrivons pas à croire à cette tragique nouvelle. Vous qui êtes son ami, en sauriez-vous plus ? Auriez-vous des nouvelles plus rassurantes ?
- J’ai l’impression de vous connaître ; On ne se serait pas rencontrés à l’Université d’Aix en Provence ? J’y étais à la même époque qu’Alain ; ma femme aussi ; mais ça fait si longtemps qu’on a du mal à se reconnaître !
George sursaute ;
- Mais tu n’es pas Sleeds tout de même !
- Mais si, je suis Sleeds, en chair et en os ! Je suis le mari de Lucile
- Ma sœur ???
- Tu es donc George !
- Ça alors, ne pas reconnaître son beau-frère !
- Que veux-tu Étienne, l’Australie c’est loin, ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vus ! Et toi, Pierre-Luc, comment ça se fait que tu sois là ?
- Je suis précisément venu jusqu’ici parce que je savais qu’Alain s’était installé récemment ici; je corresponds avec lui par courriels mais il n’a pas répondu à mon dernier message, ni à mon appel téléphonique ; j’espérais qu’il m’aide à démêler une affaire mystérieuse qui m’est tombée dessus ; c’est un homme intelligent ; il s’intéresse à toutes les situations complexes ; il semble en avoir l’expérience. En plus c’est quelqu’un de très drôle, très agréable en compagnie.
- Je ne peux pas croire qu’il ait disparu !
- Allo, c’est Lucile… Pierre-Luc, écoute-moi ! Je viens de trouver une autre feuille blanche dans la boîte aux lettres cette fois-ci. Ça commence à me faire peur… je me demande si tu n’avais pas raison de t’inquiéter.
- Écoute, passe la feuille sur une flamme et peut-être que le message apparaîtra comme l’autre jour pour moi…
- Mais oui ! J’ai déjà essayé, figure-toi !
- Et alors ?
- Et alors, il est écrit “Lucile repressed”, qu’est-ce que ça veut dire ?
- Eh bien, tu connais l’anglais aussi bien que moi ! ça veut dire “Lucile refoulée” !
- Ah ça, j’avais compris ! Refoulée, moi !? pas sexuellement j’espère !
- Mais… tu dis bien “Lucile repressed”, mais… c’est encore une anagramme de Pierre-Luc Sleeds : Lucile repressed… Incroyable ! Quelqu’un m’en veut ! Mais… cela voudrait-il plutôt dire que tu es refoulée, brimée par moi ? Mais pourquoi ? Je suis doux comme un agneau ! Ou peut-être aurais-je une double personnalité que j’ignore ?
- Mais… Pierre-Luc… je n’ai jamais essayé de savoir ce que tu faisais à la cave, moi !
Bon, écoute, je vais aller le voir ce voisin, moi ! - Toi, toi, sois prudente et rappelle-moi ! Tu ne le croiras pas, je suis en ce moment avec ton frère George et son ami Étienne, ils viennent d’arriver à Darwin et ils recherchent Alain pour éclaircir des choses sur la mort de Sleeve… Mais Alain et Mélanie ont disparu !
- Ouh là là, tout ça devient vraiment très très compliqué ! N’allez pas trop vous monter le bourrichon tous les trois. Il doit bien y avoir une explication simple à tout ça ! J’espère que George a prévu de venir nous voir tout de même ?
- Oui, oui bien sûr je le ramène dans mes bagages avec Étienne !
- Embrasse-les bien pour moi, je suis contente de les revoir bientôt.
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Épilogue
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Quelques mois plus tard, les autorités australiennes conclurent au décès d’Alain et Mélanie, bien que leurs restes n’aient jamais été retrouvés. En l’absence de toute famille connue, la police remit leurs affaires à Pierre-Luc.
Celui-ci découvrit un cahier où était soigneusement collés des articles de journal relatifs à des meurtres réalisés au cours des quinze dernières années sur les côtes du monde entier. Pierre-Luc mena sa petite enquête et n’eut pas de difficulté à constater que le parcours des tueurs correspondait aux implantations successives des écoles de voile d’Alain et de Mélanie. La police soupçonnait l’implication de trois tueurs dans certains cas. Le sang de Pierre-Luc se glaça. Et lui dans tout ça ? Était-il « le pire des cruels » ? Un protagoniste du roman suédois « Les pleurs de cire » ? Son cerveau aurait-il occulté des souvenirs insupportables ? Faisait-il courir un danger à ses proches ?
La voix de Lucile le tira de ses réflexions :
- Tu viens dîner mon cœur ? Tu sais quoi, notre voisin n’est pas un mauvais homme après tout, il vient de m’apporter un magnifique bouquet de gueules-de-loup…
- Des gueules-de-loup… Tu es sûre ?