Il y avait le camp des gros, le camp des noirs, celui des roux, celui des petits, celui des mous et celui des timides pour ne citer que les principaux…
Irina, qui était une petite rousse, avait dû choisir : les petits ou les roux. Tous lui avaient conseillé d’aller plutôt dans le camp des roux, moins peuplé. Mais on lui reprochait d’être petite, on lui disait : “Nous sommes assez nombreux ici, pourquoi ne vas-tu pas chez les petits ?”. Irina savait bien que les autres groupes la rejetteraient : ils disaient qu’ils ne supportaient pas son odeur.
Dans le camp des gros, les grands obèses pensaient qu’ils avaient tous les droits : passer avant les autres, se servir avant les autres, se placer devant au spectacle, être assis dans les transports en commun.
Leur volume leur donnait de l’importance, de sorte que Robert, que sa corpulence et sa taille – il était vraiment petit – avaient toujours complexé, était devenu de plus en plus timide depuis son entrée dans le camp. “Que fais-tu chez les gros ?”, lui demandait-on souvent. “Tu serais beaucoup mieux chez les timides !” Le problème, c’est que les timides, on ne sait pas pourquoi, avaient toujours refusé les gros dans leur camp. Ils respiraient trop fort, cela faisait du bruit, et souvent ils ronflaient en dormant. Robert ne voulait pas aller chez les petits, car tout de même, il n’était pas un nabot !
Beaucoup disaient des petits qu’ils étaient teigneux, que leur arrogance était la manifestation d’un certain complexe d’infériorité, infériorité d’ailleurs mesurable à la toise… Les grands prétendaient que cette habitude qu’ils avaient de parler le menton bien haut n’était que la triste conséquence de pathétiques tentatives pour se hisser à leur niveau.
D’ailleurs, l’opposition entre les grands et les petits s’accentuait d’année en année. Il suffisait qu’un camp émette une idée pour que l’autre s’y oppose. Si les petits pensaient cela, alors les grands se devaient d’avoir l’opinion contraire, et la réciproque était vraie. Il n’existait plus d’autre choix pour eux. Plus de possibilité non plus d’exister pour les moyens : ils étaient sommés de choisir leur camp.
On se doit de dire que certains camps souffraient vraiment de présupposés bien ancrés dans l’esprit de l’ensemble de la population, présupposés difficiles à gommer car liés à la sémantique. C’était en particulier le cas pour les petits, mais aussi pour les noirs, ou pour les vieux.
À la notion de petit restaient forcément associés les termes de bassesse, de petitesse, de mesquinerie dont vous conviendrez qu’ils sont peu flatteurs.
À celle de noir, le terme d’obscurité et surtout celui de noirceur, une caractéristique effrayante, sans parler de la malpropreté toujours associée à la couleur noire. La virginité n’avait jamais été noire. Le blanc, l’immaculé, ne restaient-il pas associés à ces nobles valeurs que chacun se devait de cultiver ? Les noirs souffraient énormément de toutes ces images, de tous ces mots enracinés dans le langage et dans l’opinion.
À la notion de vieux s’étaient toujours attachées celles d’usure, de moindre performance, de mise au rebut, dont les membres du camp des vieux pâtissaient régulièrement.
C’était vraiment un effet pervers du langage qui retentissait de façon déplorable sur ces camps, effet d’autant plus pervers qu’il était ficelé à l’inconscient collectif et cultivé par la population sans que la plupart des gens en ait vraiment conscience.
Les petits tentaient bien d’avancer que si “Big is beautiful”, “Small is wonderful”, mais les autres faisaient semblant de ne pas comprendre, ou même s’ils comprenaient sur l’instant, leurs schémas mentaux reprenaient vite le dessus. Les vieux parlaient de la sagesse et de l’expérience liées à leur âge, mais tout le monde s’en moquait : la prise de distance, la tempérance étaient bien peu valorisées. Ce qu’il fallait, c’était l’action à tout prix, et les vieux, c’était bien normal, étaient souvent handicapés dans ce registre. Les noirs tentaient de montrer qu’ils étaient bien noirs, et pas gris, qu’on ne comptait pas de passe-muraille chez eux, qu’ils étaient joyeux, qu’ils savaient rire et danser comme personne, mais ces poncifs ne faisaient que les maintenir dans leur différence et ne parvenaient pas à gommer des présupposés profondément ancrés et véhiculés par la sémantique.
Mais, me direz-vous, ne pouvait-on pas être à la fois vieux, petit et noir ? C’est vrai que de telles calamités pouvaient s’abattre sur certains, et cela ne manquait pas de poser des problèmes à la fois moraux et techniques. Ceux-là, tant que le système n’était pas suffisamment affiné pour prendre en compte leur situation particulière que d’aucuns jugeaient vraiment pénible, était sommés d’opter pour un camp : soit les vieux, soit les noirs, soit les petits. Ce n’était pas vraiment satisfaisant, mais on pensait que cela serait provisoire, que des avancées sociétales viendraient à terme apporter une solution.
Mais laissons tout cela, ce n’étaient finalement que les vicissitudes de la vie.
Je dois aussi évoquer la caste des oligarques. Je dis bien la caste, car ce n’était pas un camp. Dans la caste régnaient des règles bien particulières, règles qui restaient secrètes, opaques, et qui ne s’appliquaient pas au reste de la population des camps. C’était bien normal puisque c’était la caste qui était chargée d’établir les règles du système et de le faire évoluer. C’était elle qui fixait aussi les buts et finalités de ce système, mais cela échappait aux gens des camps. On ne sait pas trop comment on accédait à la caste. Là aussi, c’était l’opacité ; et cela rendait la caste encore plus ténébreuse et surtout plus puissante.
Des bruits couraient, quelques manifestations avaient lieu pour obtenir des éclaircissements, mais c’étaient plutôt des mouvements d’humeur et après quelques soubresauts qui faisaient à peine sourciller la caste, chacun rejoignait vite son camp pour protéger ses intérêts. Les membres de la caste pouvaient dormir pour longtemps sur leurs deux oreilles.
Dans la vraie vie, on ne pensait pas souvent à la caste, on avait des problèmes pratiques à résoudre, les problèmes de tous les jours que nous connaissons tous.
Régulièrement, on créait de nouveaux camps comme récemment celui des borgnes. Peu fréquenté au départ, on avait rapidement exigé que tous les borgnes le rejoignissent, quelles que fussent leurs autres caractéristiques physiques ou comportementales. On comptait essayer pour eux des greffes qui leur permettraient de voir enfin de leurs deux yeux, et il fallait des volontaires…
Les Cloud of milk, toujours très collet monté, avaient obtenu la création d’un camp où ils pouvaient enfin cohabiter. Cette possibilité de ne plus se mêler à ce qu’ils appelaient la populace avait été un vrai soulagement pour eux.
Beaucoup attendaient pour bientôt le camp des chauves, qui serait probablement interdit aux femmes. La calvitie des femmes passait encore pour très indécente.
Ah ! Une parenthèse… J’oubliais de vous le dire tellement cela est devenu évident : dans notre société, toute différence entre les femmes et les hommes avait été définitivement gommée, et depuis fort longtemps. Cela faisait partie d’un passé désuet et heureusement révolu. D’ailleurs, même l’énoncé d’un prénom ne permettait plus de connaître le genre d’une personne, et c’était mieux ainsi.
Une véritable avancée sociétale qui avait permis d’éradiquer bien des souffrances. Ces différences ne persistaient que dans de vieux romans et d’anciennes pièces de théâtre dont les prétendus raffinements psychologiques faisaient maintenant sourire. Comment avait-on pu vivre une époque pareille !
Dans la plupart des camps existants, certains auraient voulu se retrouver pour échanger au sujet de la poésie, ou de la cuisine, ou sur beaucoup d’autres choses, mais ils ne trouvaient pas toujours au sein de leur camp les bonnes personnes avec qui communiquer.
Quelque chose ne tournait pas bien rond dans cette organisation sociale. “On devrait faire un camp des cuisiniers”, disaient certains. “Peut-être, mais surtout un camp pour les philosophes”, entonnaient les autres.
Devant ces revendications, on avait donc maintenant en projet des camps pour les passionnés d’automobile, pour les chasseurs de papillons, pour les somnambules, pour les skippers, pour les brodeuses, pour les manchots, pour les mathématiciens, pour les trafiquants d’ivoire, etc.., etc.., etc… La liste s’allongeait tous les jours.
Changer de camp restait très périlleux, on appelait cela “retourner sa veste”, et celui qui s’y hasardait risquait d’être rejeté par tous, mis au ban et condamné à l’errance pour un temps indéterminé. Une situation vraiment peu enviable et ceux qui tentaient l’aventure restaient fort peu nombreux.
Certains essayaient d’appartenir à deux camps à la fois. Une double vie ! On pouvait les comprendre : la lassitude, associée peut-être à une certaine lâcheté, fait parfois qu’on veut profiter d’autre chose sans abandonner ce que l’on tient déjà. C’était bien sûr une pratique interdite et ceux-là, quand ils étaient démasqués, couraient les plus grands périls devant les tribunaux.
Quant à moi, expert en organisation industrielle, dans la tranche d’âge des trente quarante-cinq ans, hétérosexuel à la peau blanche, un mètre soixante-douze, quatre-vingts kilos, marié secrètement, deux enfants, mélomane, habitant au bord de la mer, bouliste du dimanche, abonné à Time magazine, pêcheur à la ligne, passionné par la peinture du Cinquecento, aimant lire autant Marcuse que les aventures de Corto Maltese, préférant la compagnie des femmes, jardinier émérite à mes heures, barbu, moustachu, salivant devant les moules frites et le méchoui, souffrant du vertige, craignant les chatouilles, rêvant de la Patagonie, et je ne vous parle pas de mes opinions politiques qui changent régulièrement… quels sont ceux qui accepteront de m’accueillir dans leurs rangs ?
Partout, on me somme de choisir mon camp !
Cet ordre, auquel chacun se plie de peur de ne pas être reconnu, identifié, me terrifie !
Qui pourra me supporter ? Ne suis-je pas condamné à me taire, à me cacher ? Est-ce que je risque le lynchage ? Faut-il résister ou dois-je capituler, adhérer à un camp, renier pour toujours la plus grande partie de moi-même ? Où sont les règles et où sont les codes ?
“Si je ne suis pas moi, qui le sera ?“*
J’ai peur, de plus en plus peur.
- Attribué à Hillel, sage du temps d’Hérode, puis devise d’Henry David Thoreau.