Thomas Willdentod a 94 ans et il a décidé de se rendre en Suisse. Il sait que son cerveau malade ne lui laissera aucun répit. Il sait depuis toujours qu’il fera tout pour finir dans la dignité. Les deux consultations obligatoires du médecin responsable ont eu lieu, et l’ordonnance de pentobarbital sodique lui a été délivrée. Il la conserve précieusement dans la poche intérieure de sa veste, une jolie veste en tweed beige qu’il a achetée l’an dernier avec sa fille aux soldes d’hiver chez Hugo Boss. Ma foi, il se trouve élégant ainsi vêtu, avec son pantalon de flanelle grise, et c’est vrai qu’on lui donnerait bien dix ans de moins. Thomas porte beau ; depuis toujours il a adoré le tweed et la flanelle.
Sur la table du séjour, il a posé ses dernières volontés : sans fleurs ni couronnes mais, en se tenant par la main, on écoutera “Gracias a la vida“, heureuse chanson qu’il a toujours adorée. Oui, il veut dire merci à la vie, qui lui a tant donné.
Assis dans ce wagon de première, il la fredonne doucement : Gracias a la vida…
Ce matin à 8h45 il est monté dans le TGV Lyria en direction de la Suisse. En ce début du mois de mars, il faisait froid sur le quai et il s’était dit qu’il avait bien fait de prendre un bon manteau. Dans la gare, les courants d’air, bien que glacés, l’avaient amusé car ils soulevaient les jupes des femmes et les chapeaux des hommes avaient bien du mal à tenir en place.
Maintenant, il est assis bien confortablement depuis plusieurs heures sur son siège de première et, de temps en temps, il recommence à chantonner très doucement la même chanson. Les passagers du TGV proches de lui le regardent avec amusement, comme on regarde un vieux qui perd la tête. Il s’en rend compte et adresse un sourire contraint à sa voisine d’en face, une brune au rouge à lèvre éclatant, et il se perd à se remémorer les marques de rouge à lèvres… Bourgeois… Chanel… Guerlain… et leurs couleurs aux noms si évocateurs… corail… rosé… beige… ocre… orangé…
Le train a passé la frontière et avance vers Bâle, bientôt il sera arrivé au centre Pegasos, pour en finir. Il se souvient des trains de sa jeunesse, quand on pouvait baisser les vitres avec la petite manivelle et se laisser griser, cheveux au vent, tout au long du voyage. Il a passé tant d’heures ainsi !
Dans les champs, les vaches lui rappellent son enfance, quand il allait les traire à l’étable avec son père. Une étable à peine éclairée, une chaleur moite près des bêtes, une odeur forte mélangée d’excréments et de foin, et lui comme un enfant Jésus. Toute cette intimité intacte dans sa mémoire, près d’un siècle plus tard… tant d’odeurs, tant de couleurs, tant de sons qu’il n’a pas oubliés, et l’accent rocailleux de son père…
Thomas tâte la poche de sa veste pour vérifier que le pentobarbital est toujours là.
Un taxi l’attend à la gare pour l’emmener jusqu’au centre Pegasos. Il est attendu par une infirmière avenante qui, après avoir vérifié son identité, l’accueille avec les plus grands égards. Malgré son âge et malgré les raisons de ce voyage, il la regarde avancer devant lui et son regard s’attarde sur ses hanches, il sent qu’elle réveille en lui ce vieux fantasme de l’infirmière et il se souvient : elle lui rappelle Michèle, son sourire éclatant et sa démarche de reine. Oui, il peut dire “Merci à la vie, qui m’a tant donné”.
Ce soir, les yeux de Thomas seront fermés pour toujours et c’est bien comme cela.