Atelier « Question de point de vue » du 27 février 2019 à Villenave d’Ornon. Les consignes sont ici
Je marche par Christian
Photo
Towards Los Angeles – Dorothea Lange 1937
Fiche personnage
Edgar Moune – 18 ans – Américain – Livreur de pizzas – Se rend à son nouveau job, tenancier de motel près de Kansas City – Vient de perdre son père – Pense à sa chienne Kity, 13 ans, qu’il a laissée à Chicago.
Il ne passera jamais, ce bus. Ça fait déjà une heure et demie qu’on marche et l’horizon continue de fuir. On est au milieu de rien, exactement à l’endroit où Hitchcock a tourné « La mort aux trousses », c’est-à-dire nulle part. Je m’attends à entendre bientôt l’avion vrombir au-dessus de nos têtes, mais rien… pas même cela.
Seulement un pied devant l’autre sur cette route sans fin qui poudre nos chaussures et use nos semelles. Nos ombres s’étirent, le soleil va se coucher avant que ce putain de bus ne passe, avant qu’on n’ait vu âme qui vive.
John marche à ma gauche, de temps en temps, il change de main pour porter sa valise.
Ça ira, Edgar ? me fait John.
Oui, ça ira John ! je lui dis.
Mon sac me scie l’épaule, moi aussi je change de côté.
Dire que mon père est mort, cela ne fait même pas dix jours ! Trop jeune, trop travaillé dans ces usines à Chicago. Du corned-beef à coller dans des boîtes en fer-blanc toute sa vie et pan ! Viande froide à son tour. Elle va trop vite, la vie !
Il était si heureux que j’ai trouvé ce job. Il me disait : « C’est beaucoup mieux d’être tenancier de motel à Kansas City que livreur de pizza à Chicago ! » Le job, c’est grâce à Daisy : son père travaille dans cette chaine de motel, « We do the rest », et dès qu’il a su qu’on cherchait quelqu’un là-bas, le vieux m’a pistonné.
Daisy, c’est ma femme, on est mariés depuis avril, dix-huit ans tous les deux. Elle va venir me rejoindre quand je serai installé. Elle m’aidera au motel.
Et cette putain de route qui n’en finit pas et ce putain de bus qui n’arrive pas.
Le motel, bien sûr, il me fait aussi penser à Hitchcock, vous savez, le coup de la douche.
T’as vu « Psychose », toi, John ?
Non, et puis je m’en fous, fait John.
Et on continue de marcher, de marcher. Le soleil tombe et on marche. Les nuages rosissent le soir en continuant de nous regarder, impavides.
Je me sens flotter, j’avance et je ne m’en rends plus compte. Mon corps et mon esprit sont dissociés. Ma tête est vide et je marche. Je perds toute réalité. Je marche.
Les Gédéons* par Maryline
Il fait chaud sur cette route de l’Arizona ! Tom a déjà usé deux paires de bottes depuis qu’il a entrepris son long voyage avec son ami Joe. En effet, ils traversent les Etats-Unis d’est en ouest.
Le sac de Tom est bien lourd, avec toutes ces bibles dedans, mais le Seigneur guide ses pas et le soutient sous le soleil brûlant et sur cette route poussiéreuse où il a du mal à respirer. Satan essaie bien de le tenter avec cette affiche sur le bord du chemin. Mais, comme le Christ dans le désert, il résistera à la tentation et suivra le droit chemin.
Ce soir, le Seigneur les aidera à trouver le gîte et le couvert. Ce soir, ils apporteront la lumière de la Bible dans un nouveau foyer.
Parfois, les enfants leur jettent des fruits pourris.
Que le Seigneur les protège, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Tom et Joe apportent le réconfort dans ces régions désolées où jamais personne ne vient.
Parfois la route semble bien longue et les habitants sont hostiles. Alors, aux soirs de solitude, Joe sort de sa valise un divin whisky et ce n’est pas la part des anges qu’ils boivent ce soir-là.
- Les Gédéons sont une organisation chrétienne évangélique qui a pour but la diffusion gratuite de la Bible, notamment dans les hôtels, hôpitaux, prisons.
Réponse par Christian
Je viens de lire votre article et je voudrais ici y répondre point par point car vous dites des vérités, mais je note aussi quelques erreurs ou invraisemblances.
Il est vrai que je n’ai pas l’esprit de contradiction et que je pourrais fort bien transiter d’est en ouest, dans le sens des grandes migrations, mais ce n’est pas l’Arizona que nous voyons sur ce cliché volé. Pas un cactus, n’est-ce pas ? Mais bien la plaine du Kansas !
Oui, vous avez raison, mon sac est plein de bibles, quarante-cinq en tout qui représentent une bonne vingtaine de kilos ! Je compte en installer une dans chaque table de nuit du motel que je vais diriger à partir de demain. Non que je sois particulièrement bigot, mais c’est l’usage, vous le savez.
Donc, Satan, je m’en moque et je ne suis pas assez fou pour compter sur je ne sais quel Seigneur pour me procurer ma pitance !
Oui, comme vous le dites la route est longue mais les habitants ne sont pas hostiles : il n’y a strictement personne !
Vous me parlez de la part des anges, ne seriez-vous pas un peu mystique ? Cette part des anges me fait irrésistiblement penser à celle ville pour laquelle je vais postuler dès que j’aurais fait mes preuves chez les bouseux du Middle West : L.A. ! Los Angeles ! La ville des anges !
Allez, je vous quitte ici ! Encore un petit coup de whisky, ou plutôt de bourbon (faut bien faire quelque chose de tout ce maïs qu’on a par ici…), en attendant de vous lire bientôt.
Edgar Moune.
Le monologue intérieur est écrit de manière agréable et fluide ; il touche à peu près tout ce qui est mentionné dans la fiche personnage : Américain – Livreur de pizzas – Se rend à son nouveau job, tenancier de motel – Vient de perdre son père.
Dommage qu’Edgar semble avoir déjà oublié « sa chienne Kity, 13 ans, qu’il a laissée à Chicago ».
Il semble y avoir une confusion des emplacements géographiques dans le « portrait extérieur » qui ne correspondent pas exactement aux lieux dont parle notre Edgar. Cependant, il est probable qu’Edgar, qui a perdu toute réalité, a pris le mauvais chemin et se dirige ouest-nord-ouest sans s’en rendre compte. Sourire. ?
L’introduction des Gédéons met fin à la monotonie de la marche et je trouve très bien et presque hilarant ce « whisky divin » à la fin de la deuxième partie.
Dans la « lettre à l’auteur de l’histoire », la véritable personnalité d’Edgar est dévoilée : le brave garçon tranquille qui « n’a pas l’esprit de contradiction », piétine, frustré par le texte qu’il trouve plein d’erreurs de jugement. Mais, malgré son jeune âge, il sait que de nombreuses méprises sont résolues facilement en dissipant les malentendus.
Merci à vous deux pour vos écrits engageants.
Bonjour Purana,
Merci pour ton commentaire et tes appréciations toujours précises.
La confusion des lieux entre le premier et le deuxième texte vient du mécanisme de l’atelier: les écrivants doivent composer leur texte sans avoir connaissance de la fiche personnage et du récit écrit en premier. En effet, l’atelier s’intitulait « question de point de vue » et l’idée était de voir ce que deux personnes différentes pouvaient imaginer à partir d’une même scène. La lettre finale a pour objet de raccorder les deux versions tant que faire se peut.
Ce qui est amusant en l’occurrence c’est qu’aucun des auteurs de ces lignes n’avait pensé à regarder le titre de la photo « Towards Los Angeles ». Pourtant l’un parle de « part des anges » et l’autre de « Los Angeles » comme but ultime de son parcours. Divine coïncidence ou céleste talent du photographe qui sait suggérer la réalité qui se cache derrière la photo? En tout cas, la photographe Dorothea Lange était connue pour la finesse sociologique de ses clichés.
Merci, Line, pour toutes ces précisions fort intéressantes !
Merci Purana, d’avoir lu et commenté ce petit texte qui, c’est vrai, peut paraître farfelu.
Non, je n’ai finalement pas utilisé la chienne Kity, j’ai préféré marier mon personnage à Daisy car, en fait, je ne connais rien aux chiens.
Pas trop aux femmes non plus, d’ailleurs. Non ! Arrêtez de me jeter vos pierres féministes, je ne le ferai plus ! ?♂️
Bon, j’ai beaucoup aimé écrire cette histoire et, si j’étais plus vaillant, je pourrais en faire une vraie nouvelle, à moins que j’écrive quelque chose sur la flemme et la procrastination. Mais non, c’est le Printemps des poètes et le thème c’est : la Beauté…
Une nouvelle sur la beauté, alors ? Dur !