Quoi de plus agréable qu’une fin de semaine ? Bien remplie en plus. Les affaires tournent, il n’y a pas à se plaindre. Ce n’est pas toujours le cas dans le commerce du parapluie. Il suffit que l’anticyclone des Açores s’obstine à rester en place et la clientèle boude la boutique.

Cette semaine a été géniale : au crachin du début ont succédé des pluies abondantes, atteignant leur apogée samedi !

C’est un ravissement pour moi après avoir fermé la boutique, de prendre le métro. J’agite mon parapluie avant de descendre les marches. L’eau ruisselle sur les visages des voyageurs, leurs cheveux sont collés par l’humidité, tant pis pour eux les parapluies cela existe. Avec un peu de chance, la semaine prochaine sera maussade.

Je n’habite pas loin de ma boutique, d’habitude je rentre à pied, mais je ne sais quelle lubie m’a pris d’emprunter le métro. Une marche sous la pluie est tellement agréable surtout avec mon parapluie, fleuron de ma collection. J’ai honte de ma paresse…

J’ouvre la porte de mon immeuble, une dernière fois je secoue mon parapluie : quel temps merveilleux ! Je sens que je vais rester dimanche et lundi chez moi sans sortir.

Avant d’emprunter l’ascenseur, l’incontournable cérémonie de la boîte à lettres. Formidable ! Aujourd’hui elle est bien pleine. Je jette un coup d’œil rapide sur la liasse que j’ai dans la main, je ferai le tri là-haut. Un carton : un paquet à retirer à la loge. Sans doute le livre que j’ai commandé il y a une semaine.

Mon parapluie atterrit dans la baignoire. Le temps d’enlever mon imperméable et je m’occupe du courrier. Comme toujours beaucoup de publicité. Je soupire : que d’arbres abattus inutilement ! Je fais trois tas : les lettres contenant des factures (il y en a toujours au moins une), les lettres avec un libellé manuscrit (elles sont plus rares) et les diverses (comme toujours des associations quémandant de l’argent pour le cancer, les orphelins, les handicapés, etc. la liste est longue) et enfin mon paquet.

Ouvrir le paquet ! C’est extraordinaire comme les expéditeurs sont capables de réaliser des paquets compliqués. À l’aide d’une paire de ciseaux, je réussis péniblement à venir à bout des multiples rubans adhésifs qui enserrent la boîte. Je pense que mon calvaire est fini… Eh bien non ! Émerge une deuxième boîte, elle aussi hermétiquement fermée. Le dernier ruban cède… Stupeur ! Mon livre apparaît, lui aussi enveloppé dans cet éternel papier plastique à bulles. Fin de l’opération. Ce soir je me plongerai dans ce livre d’occasion que je recherche depuis des années.

J’ouvre rapidement toutes les lettres des associations, un coup d’œil rapide, puis poubelle. Si on les écoutait, on serait vite sur la paille. Vous envoyez trente euros à l’une d’elles et la semaine d’après et les mois suivants elle vous en réclame encore.

Plus intéressantes les lettres manuscrites. Pas aujourd’hui ! Une carte de la tante Germaine, la vieille peau me fait bisquer en m’envoyant une photo du lac Titicaca. Elle a de l’argent tata… sauf quand c’est mon anniversaire.

Restent les factures. Quatre, aujourd’hui ! Le téléphone, l’électricité, le loyer, mais ce n’est une facture… Une lettre officielle avec l’intitulé de la République française. Mon cœur se serre ! Je n’aime pas ça, ce genre de lettre est un présage d’ennuis…

Je l’examine plus attentivement : « Police nationale » « Brigade financière » « Service du contentieux ». Rien que le mot « Police » me fait frissonner. Je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe que je me sens déjà en faute.

Elle est à peine collée : tout le monde a pu en lire le contenu, à commencer par la concierge, une vraie fouine celle-là.

Je suis convoqué dans les bureaux de la brigade, mardi prochain à 10 h. Aucune explication, seul cet avis comminatoire.

Pourquoi cette convocation ?

Une contravention ? Où aurais-je pu faire une infraction ? Un stationnement interdit ? Cela serait étonnant, j’évite de prendre ma voiture en ville. Un excès de vitesse ? Je fais pourtant attention ! Mais tout est possible, peut-être un radar mobile ? Non ! Ce n’est pas ça ! J’en ai déjà reçu… L’imprimé est différent : il indique le montant de l’amende et le nombre de points retirés.

« Brigade financière » « Service du contentieux » cela n’a rien à voir avec la circulation. C’est donc plus grave qu’une contravention ! Une contravention, ça contrarie, puis après avoir râlé on finit par payer. Ici il ne s’agit pas de ça, c’est plus grave.

Je m’affale dans un fauteuil et je me verse un apéritif, mon esprit commence à vagabonder. Nerveusement je reprends la convocation, j’essaie d’y déceler un indice supplémentaire. Mais rien de plus que ces logos déjà menaçants. En plus il me convoque le mardi à 10 h, je ne pourrai pas ouvrir ma boutique. D’ailleurs combien de temps va durer mon passage dans leurs locaux ? Qui me dit d’ailleurs que je vais en ressortir libre ? Mon esprit tourbillonne : « contentieux » c’est donc qu’on me réclame de l’argent. Qu’ai-je omis de payer : mes taxes, mes impôts, mes crédits ? J’ai beau fouiller dans ma mémoire, tous mes comptes me semblent à jour… Pourtant un oubli est toujours possible ! Ma pression diminue d’un cran. Ouf ! Si ce n’est que cela je sortirais mon carnet de chèques et l’affaire sera réglée, même si je dois payer des pénalités !

Une idée surgit et mon angoisse reprend : taxes, impôts l’en-tête de la convocation serait celle du Trésor, pour les crédits celle de ma banque. Cela doit être beaucoup plus grave !

Qu’ai-je donc fait pour que la brigade financière s’en mêle ?

« Vous êtes convoqué le mardi 18 juin 2013 dans nos locaux à 10 h ». Que cache ce libellé pourtant banal ? Pour que la police intervienne, c’est sûrement grave. Je vois déjà la tête du policier qui va me recevoir. Le regard sévère, il a la loi derrière lui. À ces yeux je ne peux être que coupable !

L’honnête citoyen que j’ai toujours été n’existe plus. J’ai déjà basculé de l’autre côté.

Ma concierge qui a sûrement lu ma convocation m’a déjà fait une réputation dans le quartier. D’ailleurs, maintenant, je prends conscience de son regard ironique quand elle m’a remis le paquet.

Je suis de plus en plus abattu. Je n’ai même pas le courage de dîner, ce bout de papier a pourri ma vie. Le temps pluvieux ne me réjouit plus. Je ferme hermétiquement les volets et je me couche espérant retrouver un peu de sérénité entre les draps. Rien à faire ! La psychose est là, bien installée.

Une nouvelle idée s’installe brusquement dans mon cerveau : et si quelqu’un avait usurpé mon identité ? C’est plus courant que l’on ne pense… J’en ai vu de nombreux cas à la télévision et encore tous ne sont pas connus.

Pas de doute ! C’est ce qui m’arrive. « Il » a fait de nombreux emprunts à mon nom et les banques non remboursées ont porté plainte. « Il » va partir à l’étranger et moi je vais me débattre avec la justice. Jamais je ne pourrais rembourser de telles sommes. Ma boutique va être vendue, mais ça ne suffira pas… J’aurais beau essayer de plaider ma bonne foi, rien n’y fera… Que vaut la parole d’un petit marchand de parapluies contre des géants de la finance ?

Mes amis vont se détourner de moi, soupçonnant déjà ma culpabilité. Je vais connaître les longs interrogatoires de policiers frustrés qui vont décharger leurs rancunes sur moi. La saleté des cellules où une couverture immonde couvrira à peine mon corps. La honte du jugement dans un tribunal où le regard glacé du président m’abaissera un peu plus. Et puis cela sera les longues années d’emprisonnement dans la promiscuité d’une cellule exiguë, le harcèlement des codétenus.

Je me relevais et, à l’aide d’un verre d’eau, j’avalais deux cachets qui me firent sombrer dans un sommeil sans rêves.

Les journées du dimanche et du lundi furent terribles. Mon corps était animé de tremblements sans doute engendrés par la fièvre. J’ouvrais la télévision pour essayer de chasser l’obsession qui me hantait, mais rien n’y faisait. Les aliments que j’ingurgitais refusaient de descendre tant les aigreurs de mon estomac me tordaient les entrailles. Ma langue était blanche, mon teint blafard, j’avais du mal à me reconnaître dans la glace. Je n’avais pas la force de sortir. Je tournais en rond dans mon appartement, regardant mes meubles, mes tableaux, mes bibelots, mes livres, tous ces objets familiers que j’allais quitter pour aller croupir dans les geôles de la république.

Enfin le mardi matin arriva. Le café noir brûlant tomba douloureusement au fond de mon estomac vide. Je jetai un dernier regard dans l’entrée et fermai la porte. Mes jambes flageolantes me portaient à peine.

Comme un somnambule j’arrivais devant les locaux de la brigade financière.

 

Je suis devant le guichet. Le policier examine ma convocation. À son air sévère, je sens déjà le froid des menottes sur mes poignets…

Il lève les yeux et soupire : « excusez-nous monsieur c’est une erreur ! Que voulez-vous nous sommes débordés… »