Quand il s’agissait de me disputer la crème du lait et malgré son âge avancé ma grand mère demeurait une enfant.
C’est ainsi que nous appelions cette couche un peu jaune et ridée qui couvrait le matin la surface de la casserole, et que le premier levé d’entre nous deux, au grand dam de l’autre, prélevait à son profit exclusif.
Il fallait, d’un geste sûr, tracer avec la grande cuillère à soupe une courbe étudiée pour recueillir dans sa profondeur cette peau ainsi recroquevillée, et la laisser glisser ensuite au fond d’un petit bol. L’opération, pour être profitable devait être rapide, je veux dire avec la rapidité qu’exigeait cette clandestinité matinale. Dans la lumière pâle du petit jour il fallait agir sans bruit, ouvrir les portes du buffet sans les faire couiner pour se saisir d’un morceau de pain, s’assoir sans faire grincer la chaise et prestement plonger au fond du bol le morceau de pain qui, l’expérience l’avait montré, devait comporter une surface suffisante de croûte pour en assurer la rigidité. Bien tenu au bout des doigts il assurait la fonction d’une sorte de pelle que très vite je dirigeais vers ma bouche avec sa précieuse cargaison. Alors les yeux fermés je laissais mon palais s’abandonner à cette douce invasion, cette onctueuse fraîcheur, si délectable. Et les matins où le pain était frais et qu’il se laissait pénétrer pour dégorger ensuite le précieux liquide sous la pression de ma langue, mes papilles me portaient aux portes du paradis.
Ces petits matins victorieux me promettaient une courte fâcherie avec ma grand mère.
La nostalgie coule à flot en ce moment sur le site ! Est-ce la nostalgie de l’enfance qui surgit à l’approche de Noël ou les jours qui se raccourcissent nous laissant seul avec nos souvenirs ? Quoi qu’il en soit un peu de douceur, comme cette crème du lait qui coule au fond de la gorge, ne fait pas de mal dans ce monde plein de dureté, de pandémie et de prémisses de guerre. Merci.
D’autant que cette crème de lait à aujourd’hui disparue, les industriels écrémant au maximum leurs laits pour augmenter leurs bénéfices en vendant cette crème…
Moi j’avais moins de problème que toi Chamans, ma mère faisant une phobie pour la crème du lait, à tel point que pendant la guerre elle refusait de consommer du lait sur lequel il y avait la moindre peau…
Tu es sans doute plus jeune que moi Chamans, mais j’ai connu les bouteilles de lait en verre dans laquelle la crème s’accumulait sous le bouchon. Un délice…
Une histoire à l’encre sépia, du temps où l’on n’avait pas encore de frigidaires et où, pour éviter la gourmandise du chat, on “serrait” la casserole dans cette espèce de cube au grillage très fin qu’on appelait garde-manger…
Oui, je me souviens de cette “peau” du lait, et même du laitier qui passait tous les matins, comme le boulanger !
On devrait écrire quelques courts textes comme celui-ci pour évoquer toutes ces petites choses si subtiles et pourtant perdues, même parfois dans nos mémoires. Cette lecture me produit le même plaisir que “La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules”.
Alors… on dit : “Merci Chamans !”
Cher Chamans,
Ce court texte est l’un des écrits les plus merveilleux que j’ai rencontrés récemment.
Dans un cadre confiné par le temps et l’espace, tu as construit un monde à part entière dans un univers.
Tu as réussi à faire visualiser au lecteur la crème au-dessus du lait. Et cela non seulement par ceux qui l’ont vu en vrai, mais également par ceux qui ne l’ont jamais vu. Surtout pour ces derniers, tu as offert un morceau d’histoire sur un plateau d’argent.
D’aucuns pourraient dire que cela ressemble à la madeleine de Proust, mais c’est bien plus encore, car il y a l’effronterie infantile de ce moment volé, un délice !
Je t’en remercie et je t’encourage à utiliser cette compétence pour nous fournir davantage de belles notes qui plaisent par leurs fraîcheurs.
Mille bravos et à te lire,
Purana
Un sincère merci pour vos commentaires. Il est vrai que les souvenirs motivent souvent l’écriture, la recherche des mots pour décrire des émotions passées nous invite à les revivre et cela peut-être agréable. Question d’âge sans doute…
La crème du lait a bercé toute mon enfance étalée sur une tartine et saupoudrée de sucre. Quel délice!
Et effectivement disputée par mes frères et sœurs, donc d’autant plus savouvée lorsque l’occasion m’était offerte.
J’ai retrouvé cette merveilleuse sensation lorsqu’à mon tour maman, je permettais à mes filles de rejoindre leur papa à la traite de notre vache Sixpen, pour récolter la précieux butin avant de prendre le chemin de l’école.
Ce texte vivant m’a replongée dans la nostalgie de ce petit bonheur simple mais si bon.
Merci beaucoup Chamans!